Dans ma jeunesse, son nom était prononcé par maman les
rares fois qu’elle faisait allusion à son frère Dovid Umru[i], mon oncle
écrivain, disparu dans la Shoah. Leurs noms accolés l’un à l’autre étaient restés
gravés dans ma mémoire - blessure ouverte, jamais cicatrisée.
Des décennies plus tard, en 1989, André Velter publiait
un article dans Le Monde sur les poèmes d’Avrom Sutzkever[ii], traduits
sous le titre Où gitent les étoiles[iii] Ma réaction fut immédiate, deux mois plus tard
j’étais en Israël, à Tel Aviv où il vivait.
C’est au siège de la revue yiddish Die Goldene Keyt
(la chaîne d’or), le seul journal littéraire en yiddish, qu’il
dirigeait depuis 1949, qu’il m’avait fixé rendez-vous. Alors que j’avançais
dans un couloir, un homme mince, pas très grand, au regard bleu aquarelle, vint
à ma rencontre, son légendaire chapeau sur la tête. À quelques mètres de moi,
il s’immobilisa et me demanda si j’étais bien la nièce d’Umru. J’acquiesçai,
ses bras s’ouvrirent et nous éclatâmes tous deux en sanglots. Dans un murmure,
il ne cessait de me répéter Heym, heym (la maison, le pays
natal) »…
Avrom Sutzkever, Bd. Rothschild, Tel Aviv, 1992 |
Le jour même, je lui ai demandé s’il possédait des livres
d’Umru et je l’entendis me répondre Oui, un Derner (Ronces)[iv]. Mais il
fallait qu’il le recherche dans sa bibliothèque. Il me promit de le faire. Un
an après, en visite à Paris, il vint me voir chez moi, et la première chose
qu’il fit fut de m’offrir l’unique exemplaire qu’il possédait en me disant Tu
voie, j’ai tenu parole.
Ce livre qu’il m’offrait en cadeau près de cinquante
ans après sa parution, Avrom Sutzkever l’avait emporté précieusement avec ses
compagnons des Brigades de papier, ainsi appelées car elles sauvèrent de
la destruction nazie des trésors de la culture juive, en s’enfuyant par les
égouts du ghetto de Vilna, pour rejoindre les partisans dans la forêt de
Narocz.
A chacun de mes voyages en Israël, nous nous
rencontrions toujours dans ce même salon de thé de l’avenue Rothschild, à Tel
Aviv. Ma présence représentait pour lui tout un pan de sa vie, et lui représentait
pour moi un oncle cher que je n’avais pas connu. Un jour, il me confia qu’il
aimerait retourner à Vilnius. Puis il tomba malade, il ne désirait pas que je
le vois diminué.
Jamais je n’oublierai l’intense émotion qui nous a saisis,
Avrom Sutzkever et moi, lorsque nous nous sommes rencontrés pour la première
fois en 1989 à la Goldene Keyt. Comme des retrouvailles de liens filiaux
qui me permettaient de recueillir, d’absorber, de combler le manque affectif, lui,
l’ami d’Umru que je n’ai jamais connu.
Avrom Sutzkever, Tel Aviv, 1992 |
[i] Auteur de À la croisée des
chemins, Paris, Bibliothèque Medem
[ii] Né
à Smorgon, aujourd’hui en Biélorussie, le 15 juillet 1913, et mort à Tel Aviv
le 20 janvier 2010. Durant la Première Guerre mondiale, sa famille se réfugie
en Sibérie puis s’installe à Vilnius en 1922. Avrom Sutzkever fait partie du
mouvement littéraire Yung Vilne, Jeune Vilna, à Vilnius. Enfermé dans le ghetto
de Vilna, il rejoint les partisans. Il témoigne au procès de Nuremberg ainsi
que dans le Livre noir, dirigé par Ilya Ehrenbourg et Vassili Grossman, Arles,
Actes Sud, 1995. Le Ghetto de Vilna est traduit par Charles Brenasin, éditions
Cooped et l’Association des Vilnois en France, 1950,
[iv] S. Joselevičiaus spaustuvé,
Laisvés al. 76 Nr., Kaunas, 1939
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