Saturday, October 13, 2012

"C'était mon copain..."

Un homme de mémoire: Claude AUDINOT
Cahiers Bernard Lazare - Juillet-août 2001

Il croyait que nous étions tous morts. Lorsque je compose son numéro de téléphone, c’est sa femme qui me répond - Je lui demande alors prudemment si son mari est cardiaque. Je peux entrer en contact avec lui, l’ami de Jacques Suganas  -  Fin janvier 2001, nous sommes dans le TGV qui nous conduit au Mans où lui, Claude Audinot nous attend à la gare - Le dernier signe de vie des Suganas date du 21 octobre 1942, du camp de Drancy.

Mais laissons la parole à Claude Audinot.

“La famille Suganas se composait de Salomon, le père (origine russe), 52 ans, Cilie, la mère (lituanienne) 41 ans, Michel, Charles, le fils aîné, 17 ans, Jacques, Maurice (mon copain de jeux), 15 ans, Hélène, Louise, 13 ans et Jeanne la plus jeune 10 ans.

Par nos parents qui étaient à la fois voisins et en relations de commerce, nous sommes devenus camarades de jeux et amis depuis 1935. En-dehors de la scolarité, nous étions très souvent ensemble, soit sur la place du Pâtis St Lazare, notre terrain de jeux, soit souvent chez eux, car ils possèdaient une très grande cour, mais surtout des bâtiments très vastes pour le stockage des balles de papiers et chiffons et d’autres de stockage des peaux avec un étage et deux escaliers très agréables pour jouer au loup les jours de pluie. Aux beaux jours, nous allions dans le jardin assez vaste agrémenté d’un grand abri de jardin. Notre lieu de prédilection était le parc aux vieilles voitures et camions où nous passions des journées entières à jouer, en faisant ronfler les moteurs après des heures de mise en route, parfois, malheureusement sans résultat.

Le temps passait rapidement et nos parents étaient rassurés de nous savoir occupés et sous leur surveillance partielle. Souvent, vers 16 heures, Madame Suganas m’invitait, comme nous le disions à cette époque “au 4 heures”. Nous mangions des tartines de confiture ou de crème au chocolat avec des gâteaux secs.

Avant la guerre, au mois d’août, toute la famille faisait une promenade à Pornichet ou à la montagne au Mont d’Ore et passait ensuite deux semaines à la campagne à Challes dans une maison du bourg en location.

La guerre se déclencha le 2 septembre 1939. Quelques jours après, je me souviens que Monsieur “Salomon” vint un jour voir mon père pour lui dire que son camion américain, un Chevrolet tout neuf acheté en 1938, était réquisitionné par l’armée française et que cela était un handicap très important pour son commerce.

L’occupation arriva, certains décrets du gouvernement et de l’occupant, obligeaient les Israélites qui résidaient en France à porter l’étoile jaune ; la ségrégation naissait.

Printemps 42. Je me souviens un soir que Monsieur Salomon était venu faire souder une pièce à mon père. La soudure terminée, ils se mirent à parler politique comme très souvent. Mon père aimait beaucoup cela ; ils discutèrent de la situation et mon père lui dit    : Salomon, tu devrais réfléchir à la situation, il faudrait peut-être penser à vous cacher à la campagne ou ailleurs du moins à faire partir les enfants. Mon père ajouta que les Américains n’étaient pas encore prêts d’arriver, mais Monsieur Salomon pensait qu’ils viendraient rapidement tenant compte de la situation. Mon père lui répondit qu’ils feraient comme à l’autre guerre, qu’ils arriveraient quand les Allemands seraient épuisés par les Russes, c’est-à-dire environ trois ans.

Monsieur Salomon dit que sa femme ne voulait pas se séparer de ses enfants. S’il n’y avait que lui, il ne l’aurait pas vivant mais avec les enfants et sa femme, qui n’était pas très solide, il ne pouvait rien faire que de rester avec eux jusqu’au bout.

Mon père insista et lui proposa de parler avec un ami, ancien commerçant en retraite qui habitait boulevard Anatole France au Mans et de les cacher à la campagne dans un lieu sûr, qu’il avait en sud Sarthe.

Le 16 juillet 1942, je suis allé à 14h30 au cinéma Rex à Pont-Lieue avec Jacques Suganas et un camarade du quartier voir le film avec Fernandel “Fric-Frac”. Après le film, nous sommes rentrés à pied à la maison au Pâtis St Lazare. Nous avons mangé une tartine et continué de discuter du film et de choses et d’autres. Vers 19h30, Jacques est rentré chez lui ce soir-là, sans précipitation : était-ce un pressentiment ... ?

A 20 h, mon père qui fermait son magasin cria : Venez vite, ils viennent chercher les Suganas. Devant chez eux stationnaient trois voitures (deux citroëns et une Celta-quatre Renault). Tous les voisins autour du Pâtis étaient sur le pas de leur porte et parlaient de cette arrestation : les uns d’un contrôle d’identité, les autres d’une réquisition pour un travail en usine.

Mon père ne disait presque rien, ce qui n’était pas son habitude ... mais il me dit gravement : j’ai grand peur que cela soit très grave pour eux ... les malheureux.

Au bout de trois quart d’heure environ, les policiers français et civils sortirent de la maison par la porte du couloir et tous montèrent dans les voitures. Nous étions toujours sur le pas de la porte. Mon père et moi nous nous sommes avancés au bord du trottoir au maximum lorsque les voitures ont démarré pour les voir passer : dans la Renault encadrée par les autres voitures, à l’arrière se tenaient sur la droite Monsieur Suganas, Jacques et Michel, ses fils. En passant à notre hauteur, ils nous regardèrent profondément et me voyant, Jacques souleva légèrement la main, le tout en quelques secondes inoubliables.

Ils furent emmenés au camp de Mulsanne, y restèrent un ou deux jours et disparurent sans jamais donner de nouvelles. Aussitôt, mon père et les femmes allèrent rejoindre Madame Suganas qui était en pleurs avec Hélène et Jeannette.

Quelques jours après, Madame Suganas vint à la maison, très déprimée et mon père lui renouvela sa proposition de les faire fuir à la campagne. Elle ne voulut pas pour ne pas  provoquer de représailles à “ses chers” et elle nous raconta l’arrestation qui venait de se produire et voici ce qu’elle dit : “Ce sont des policiers français en uniforme, un chauffeur de la Feldgendarmerie en uniforme de troupe allemande et des civils, sans doute des hommes de la gestapo, lesquels dirent devant ses deux fils “très bon travail”, qu’ils prennent une valise avec des vêtements chauds. Elle espérait que c’était pour travailler en France au pis en Allemagne”.

Madame Suganas fut elle-même arrêtée début octobre avec ses deux filles Hélène et Jeannette. La petite dernière, dans un geste désespéré se jeta sous les roues de la voiture pour ne pas partir.

Je n’ai pas assisté à l’arrestation de Mme Suganas et de ses deux filles, ayant été transporté d’urgence à la clinique St Côme pour une péritonite le 5 octobre 1942 et ne devant en revenir qu’un mois plus tard.

Elles restèrent à Drancy quelques temps, nous ne reçûmes d’elles qu’une seule lettre datée du 21 octobre 1942 :

Chère Madame et Monsieur Audinot,

On s’adresse à vous, chers amis, car nous sommes certains que vous ferez votre possible pour satisfaire à notre demande. Nous sommes depuis dimanche ici et nous avons le droit d’écrire une lettre par semaine et recevoir un colis de 3 kilos par semaine. Ce qui nous manque le plus ici c’est le pain. Vous seriez bien (mot illisible) de nous envoyer du pain, des biscottes, du beurre frais, du fromage, du sucre. Nous espérons que vous nous ferez ça aussitôt que vous aurez reçu la lettre et nous vous remerçions beaucoup d’avance. Madame Audinot je vous demande si possible de nous envoyer du coton blanc à repriser et du coton beige pour les bas. Vous pouvez demander à Madame Sorlin, elle aura, je l’espère la gentillesse de nous rendre ce petit service. En même temps je leur souhaite bien le bonjour. Chère Madame Audinot, j’ai besoin aussi pour la constipation des comprimés de Boldo-lasine que vous achèterez chez le pharmacien, en même temps vous achèterez un tube de vaseline gaménolée. On espère que vous êtes tous en bonne santé. Nous on se porte assez bien à part moi, avec ma faible santé. Au revoir chers amis. Vous allez souhaiter le bonjour à tous les voisins et à Madame Audinot, votre mère. Hélène et Jeannette vous envoient beaucoup de baisers. Merci beaucoup d’avance.
Votre amie, Mme Salomon

Mes parents envoyèrent deux colis séparés, car mon père dit qu’il fallait procéder de cette façon pour avoir la chance qu’ils puissent en recevoir un ... et il fit recouvrir le papier d’emballage d’une toile de jute cousue pour éviter les vols et voir s’il n’avait pas été ouvert...

Quelques jours après l’expédition, nous reçûmes l’ordre sur un simple papier de ne plus rien envoyer pour cause de départ pour une destination inconnue... La police allemande passa à notre domicile et posa des questions à mes parents sur nos relations avec les Suganas. ...”.

De la gare au domicile de Claude Audinot, le trajet a été rapide. Lorsque la porte du séjour s’ouvre, je fais face à la cheminée sur laquelle je découvre une ménorah.

“C’était mon copain, c’était mon ami, un soir il est parti. J’ai tenu ma promesse, je ne veux pas qu’il soit oublié. Adieu mon ami.

Lettre manuscrite de Madame Simone Veil





J'ai été aux anges de recevoir ce message de la part de cette grande dame, peu de temps après la parution de mon livre Mosaïque ou reconstitution d'une mémoire.

"Je vous suis très reconnaissante de m’avoir faire parvenir “Mosaïque” et vous en remercie infiniment. Je l’ai lu d’un trait le jour même où je l’ai reçu et si j’ai tardé à vous faire part de mes sentiments, c’est parce que j’ai été absente de Paris.

J’ai été particulièrement touchée par votre démarche originale de “reconstitution d’une mémoire” qui permet d’aller bien au delà qu’un simple récit biographique.

Oserai-je dire que le choix et la qualité des photos confèrent à votre livre un caractère précieux qui renforce l’émotion suscitée par l’évocation de vos proches et des lieux où ils ont vécu.

Au moment où nous sommes si préoccupés de la transmission de la mémoire, il me paraît que cet ouvrage exceptionnel soit largement diffusé. Pour ma part je m’apprête à le faire autour de moi, en regrettant que sa publication soit si discrète. Je constate une fois de plus combien il est difficile de rencontrer un véritable intérêt pour ces questions douloureuses qui devraient faire partie de notre histoire."
Simone Veil

Mémoire et ferveur

Cahiers Bernard Lazare - Janvier 2000

Quatre camps sont inscrits au voyage : Auschwitz I, Birkenau, Maïdanek, Treblinka. Oui, ceux du Kaddish. Lectures, films, récits. On sait dit-on, mais ce n’est que sur place que l’on peut mesurer l’ampleur de l’irrecevable, de l’innommable, de l’inacceptable. La veille, nous nous étions rendus à Auschwitz I, le musée. Là, l’horreur est montrée en vitrine : cheveux, lunettes, prothèses, effets personnels. Et on se surprend  à essayer de lire les noms sur les valises dans l’espoir de retrouver une preuve tangible d’un disparu. Il y a le block 11, celui de la mort, il y a le block 10, celui des expériences du Dr. Mengele, qui avait désigné le Dr Miklos Nyiszli, déporté, médecin-chef des crématoriums d’Auschwitz pour rédiger les procès-verbaux de dissection, qui étaient directement envoyés à Berlin-Dahlem, à l’attention d’un des organismes médicaux les plus qualifiés du monde. Il neige en tourbillon, ce matin là sur Auschwitz I. Le vent est  âpre. Le lendemain, trois kilomètres plus loin,  - Birkenau - A Birkenau, on réalise. Nous sommes en condition 0° peut-être moins 2°. Eux avaient jusqu’à moins 10/20°. 


La neige a refait son apparition pour nous accompagner et mieux nous faire comprendre. Un vent glacé souffle sur le plateau de Haute-Silésie, grand désert blanc. Personne. La silhouette de cette tour et les rails, que tout le monde a vu sur les photos et dans le film Shoah de Claude Lanzmann, nous y sommes. C’est terrible. Du haut du mirador central, on domine la situation d’où l’on aperçoit les baraques minuscules alignées comme des miniatures, la rampe où descendaient les déportés puis, à quelques mètres, les crématoires. On comprend tout de l’organisation et de l’efficacité du système. Vue accablante.  Les écuries-dortoirs en terre battue, les latrines. Tout est là. Marche pour arriver au bord d’un petit étang, autrefois marais, où on jetait les cendres des déportés. Jacques porte-drapeau de l’Amicale des déportés d’Auschwitz et des camps de Haute-Silésie avec ses compagnons, Albert et Maxime, mettent à l’eau une gerbe à la mémoire des disparus et demandent une minute de silence.

C’est grâce au modeste mais efficace entrefilet de l’Amicale des déportés d’Auschwitz et des camps de Haute-Silésie dans différents journaux de province et le Monde, que la majorité des participants s’est “précipitée” pour se rendre sur les sites du plus grand crime contre l’humanité, où tous voulaient aller depuis longtemps. Plus de 60 participants, venus de régions différentes : Bretagne, Lorraine, Drôme ..  - dont le quart seulement est juif - Ages et milieux variés, mais unis dans un bouquet de ferveur au milieu duquel se trouvent deux jeunes maghrébins, Fayçal et Nabil, de 17 et 20 ans, en provenance de Valence - l’âge des trois déportés, qui encadrent le groupe lorsqu’ils furent envoyés à Auschwitz.

Pourquoi ce voyage ? De multiples raisons, mais la volonté d’effectuer cette démarche en dit beaucoup sur l’impact qu’a laissé sur chacun la seconde guerre mondiale. Luce, professeur d’histoire, dont l’adolescence a subi un choc par la violation de son journal intime, s’est identifiée à Anne Frank. Françoise, médecin psychiatre à l’hôpital Rothschild a fait ce voyage à cause ou grâce à ses patients, qui lui parlent de l’incommunicabilité de la Shoah. Il y a aussi Suzanne, juive, qui se culpabilisait d’aller en Pologne à cause de l’antisémitisme et  de sa haine des polonais. Elle sent aujourd’hui enfin, qu’elle l’a dépassée. Il y a ce monsieur respectable, peu loquace, à l’écoute de tout ce qui se dit, passionné par cette époque. Ce chauffeur routier, qui a entendu en 1965 une émission sur les juifs et qui n’en avait jamais rencontré. Il y a René, ancien résistant, déporté qui n’a rien oublié, ni non plus du russe, de l’allemand du polonais, qui est venu pour accompagner la Collectivité Pédagogique de Die, avec ses jeunes de Vercheny. Il tourne en rond. Comment ai-je pu survivre ! ... Aujourd’hui je ne le pourrai pas. C’est un homme de conviction. Son tableau d’honneur est sa conduite de vie. 


Il y a tonton et ses deux neveux : Guillaume, tout en nerfs et Emmanuel tout amour, un ange parmi nous tous, la tolérance, l’écoute, le questionnement ; c’est notre cœur. Tonton Edmond l’humour, la dérision, la réplique. Ces trois là nous remuent et nous font bouger de l’intérieur. Avec Jacques, Albert et Maxime, ils ont été, à leur insu, les détonateurs du travail du groupe. Faycal et Nabil, ont en charge une association dans un quartier défavorisé de Valence. Ils sont venus pour constater jusqu’où l’intolérance pouvait amener. Tout le monde se côtoie pendant six jours au milieu de tous ses problèmes, petits et grands, ses manies, sa rigidité, son monde, sa culture et cela fonctionne très bien ; à tel point que la veille du départ une réunion est improvisée pour faire le point.

C’est le pasteur qui commence, il n’en peut plus, il faut qu’il décharge son trop plein d’émotion. A travers toutes les étapes, on l’a vu l’œil brillant, peu loquace, faisant taire ses sentiments. Ce soir, il demande tout simplement pardon au nom des religions qui ont laissé faire ces crimes contre l’humanité. Dorénavant, il va organiser un voyage annuel dans les camps. Les révisionnistes n’auront qu’à bien se tenir - N’est-ce pas ce travail de la société civile qui est le meilleur -. Il est lent mais sûr, et se propage comme une toile d’araignée - Emmanuel dit son amour de tous à tous. Denise raconte son étonnement et son émotion lorsqu’elle s’est aperçue qu’il y a une majorité non juive et leur dit combien elle est sensible à leur intérêt. Un autre participant lui répond et avoue avoir appréhendé ce voyage, n’ayant pas l’habitude d’évoluer en  milieu juif, il est heureux de l’avoir effectué. 


Luce bouleversée dit avec fermeté qu’il faut arrêter de désigner l’autre comme responsable, que le mal est en chacun de nous, au plus profond de notre âme et qu’il nous incombe de transformer les forces du mal en ouverture, en forces créatives pour s’ouvrir à la souffrance de l’autre. Que la Shoah dans son horreur est unique car c’est la première fois dans l’histoire de la création du monde - avec les Arméniens et les tziganes - que l’on décide qu’une partie de l’humanité n’a pas le droit de vivre. Nabil se lève et recueilli dit combien Treblinka l’a marqué, justement parce qu’il ne restait RIEN. J’ai regardé le ciel, j’ai regardé la beauté des arbres, comment cela a-t-il pu se produire. A sa suite, Fayçal déclare que ce voyage qu’il craignait lui a appris beaucoup et annonce que dorénavant son association effectuera un voyage annuel en Pologne, dans les camps de d’extermination.

Nous remontons vers le nord-ouest et nous dirigeons sur Maïdanek aux portes de Lublin. Les Nazis n’ont pas eu le temps de détruire les chambres à gaz et les fours crématoires, qui sont restés en l’état, pris de cours par les Soviétiques. C’est le camp le plus primitif me dit Albert, c’est un camp terrible où le vent de la plaine de Russie souffle sans discontinuer. Cet endroit m’est tellement pénible, me confie t-il, qu’il m’est arrivé d’avoir une colique d’un mois à mon retour. De jeunes israéliens, sont là drapeaux en fête. Le guide polonais me dit qu’il est dommage qu’il n’y ait pas d’échange avec de jeunes polonais. Oui, c’est dommage.

Des forêts de conifères et de bouleaux, fantômes immobiles blanchies de neige, défilent devant nos yeux avant d’arriver à Treblinka situé à 100 km au nord-est de Varsovie. Isolé en pleine campagne au milieu des forêts, il ne reste rien. Des monuments commémoratifs ont été érigés. Un haut-parleur diffuse l’histoire du camp de Treblinka, usine de mort, qui a fonctionné jusqu’en 1943, sa révolte. Début de la fin pour les Nazis. Debout, chacun dans son coin écoute, face aux arbres, en se tournant le dos, ou bien le regard à terre. La terre est la même, les arbres aussi. Puis nous prenons le chemin qu’eux prirent. Jacques s’approche de moi et me confie très doucement, n’oublie que tu marches sur des morts. Partout dans les camps nous avons marché sur les morts. De nombreux blocs de granit jalonnent le chemin, comme ces rails. 


On arrive à l’impressionnant cimetière qui brave le temps, face à l’immensité du ciel - des pierres qui parlent avec les noms gravés des localités d’où venaient les déportés. L’Union Soviétique englobe à elle seule presque tous les pays satellites d’alors. Je n’ai pas trouvé Minsk, Vilna, Alyté ou Kovno. Mais ils sont tous là nos morts dans nos cœurs. Au pied de l’énorme ménora, qui se dresse sur le monumental bloc de pierre reposent des fleurs fraîches, et des  bougies que l’on a allumé à la mémoire des morts. On en allume d’autres, et Albert, notre pied noir venu de Marseille, récite le Kaddish et me demande les noms. Qui veut mesurer l’ampleur du désastre, doit se rendre à Birkenau et Treblinka - s’il le peut - là, il comprendra.

Varsovie, c’est le ghetto avec les monuments/points de repère de la bouche d’égout d’où s’évadèrent miraculeusement quelques-uns, au monticule/ lieu de réunion secrète où se fomenta l’insurrection. Ici le bâtiment de la Gestapo où furent consignés ceux en partance vers les camps ; là l’Umschlag Platz, point d’embarquement dans les trains.  Albert, Jacques et Maxime demandent à Fayçal et Nabil de déposer une gerbe devant le monument du ghetto. Une minute de silence. Albert récite le Kaddish et le Pasteur donne une bénédiction.

Ce qui était un voyage historico-culturel s’est transformé, à l’insu de tous, en un travail personnel dont chacun était plus ou moins conscient. Cette communauté d’êtres différents a rassemblé les ferveurs, les douleurs, et les espérances. Chacun s’est mesuré à lui-même, cherchant sa vérité profonde, mais surtout à l’unisson de l’autre.
                                                                          

Monday, May 14, 2012

Mes impressions lituaniennes - Diasporiques décembre 2004


Aller en Lituanie …

Pour un Juif, se rendre en Lituanie n’est pas un voyage comme les autres. C’est d’abord une volonté, un désir. C’est tout, sauf du tourisme. Voyage au cœur de la mémoire où l’œil aux aguets regarde, observe tout ce qu’il voit. Tous les Juifs qui se rendent dans les anciens Pays que l’on appelait de l’Est doivent éprouver les mêmes sentiments, certes à des degrés divers. L’écroulement du rideau de fer a donné lieu à la renaissance des pays baltes, en l’occurrence ici, la Lituanie, où vivait une importante communauté juive. Ce pays rayé de la carte en 1944, fondu dans l’Union Soviétique, ses habitants devenant, du jour au lendemain, des citoyens soviétiques.

Depuis 1991, date de son indépendance, la Lituanie est réapparue sur les cartes géographiques et avec cette résurrection, le fantôme d’une communauté juive prestigieuse, devenue le porte-flambeau des 250.000 âmes parties en fumée dans les forêts, les crématoires de Treblinka, d’Auschwitz, Bergen Belsen et beaucoup d’autres. La population juive représentait en 1939 10% de celle du pays. Vilnius avant la seconde guerre mondiale comptait entre 60.000 et 70.000 juifs, avec 10 yeshivot et plus d’une centaine de synagogues. Aujourd’hui, il n’en reste plus qu’une.

Les quelques milliers de Litvaks qui survécurent furent ceux qui fuirent vers l’Union Soviétique et ceux qui s’engagèrent dans la 16ème Division lituanienne et eurent la chance d’en revenir. Elle représente de nos jours 4.500 personnes, chiffre difficile à établir avec les décès, les émigrations vers Israël, l’Allemagne ou les Etats-Unis. Mais c’est à Vilnius, la capitale qu’ils se trouvent en majorité. A Kaunas, seconde ville du pays, il y en a 427, alors qu’il y a 10 ans, ils étaient 700, les 2/3 sont âgés et le nombre de jeunes s’élève à environ une quarantaine. A Klaipeda vivent aujourd’hui 200 Juifs, Sauliai, 100, Druskininkai, 11, Telsiai, 5, Alytus 4, Marijampole, 5, Varèna, 1. Ceci n’est pas une liste exhaustive, mais donne une idée de ce qui subsiste de la présence juive en Lituanie. La plupart de ces Juifs ne sont pas pratiquants, la guerre et soixante années de communisme “y ont remédié”. Les plus âgés naturellement parlent yiddish. De nombreux  Juifs sont venus du temps de l’Union Soviétique pour un mieux vivre et aussi à des fins d’émigration plus facile. Les fêtes juives sont surtout l’occasion de réunions sociocommunautaires. Voici déjà plusieurs années, des groupes nouveaux religieux sont apparus - à côté de la communauté traditionnelle litvake dans la mouvance du Gaon de Vilna : les Loubavitch à Vilnius, une tendance hassidique à Kaunas ; les uns et les autres espèrent raviver la flamme d’une communauté qui s’amenuise.

L’administration de la communauté juive, avec à sa tête Simonas Alperavičius, est installée dans les anciens locaux du Tarbut, lycée hébreu d’avant-guerre, au 4 de la rue Pylimo. Ceux-ci viennent d’être remis à neuf grâce au Joint et ont été inaugurés en 2003. Les architectes, Leonidas Merkinas et Grigorius Rudnickas ont conjugué le fonctionnel et l’esthétique grâce aux matériaux utilisés : bois clair lumineux, qui donne un style scandinave des plus heureux ; c’est une réussite. Une salle, la Salle Jasha Heifetz, permet la tenue de spectacles. En 1998, Vilnius a vu la création d’un Institut Yiddish où un programme d’été sur la langue et la culture yiddish a été mis en place. Plus tard, l’Institut a été transféré dans les locaux de l’Université de Vilnius. C’est l’unique Institut de toute la région. Des étudiants de tous âges et de tous les pays, Juifs et non-juifs, viennent y suivre un enseignement qui s’adresse aussi bien aux débutants qu’aux plus avancés, dont beaucoup de jeunes. Cette année, 78 étudiants sont venus de 16 pays entre autres des Etats-Unis, du Canada, d’Allemagne de Hollande, d’Israël, de Lettonie… Une ambiance chaleureuse ; des spectacles, des excursions[i] sont organisés. Cette année, comme en 2003, Y. Niborski, maître de conférences à l’INALCO y a donné un enseignement destiné aux étudiants les plus avancés. Un soir au café Baltic, lors d’une soirée conviviale, je rencontre Sigrid, une allemande sympathique, qui parle couramment un bon yiddish; je l’en félicite et lui demande la raison de sa connaissance de cette langue. Elle me répond que, psychiatre de métier, elle avait une patiente, rescapée des camps, qui ne s’exprimait que dans cette langue, elle la comprenait assez bien au travers de l’allemand, mais insuffisamment. Elle a alors décidé de l’apprendre.

Sillonner le pays …                                          

D’Est en Ouest et du Nord au Sud, j’ai sillonné le pays, traversé villages, bourgs et grandes villes. De l’extérieur, la physionomie du pays a énormément changé, lorsque je pense à mon premier voyage ici, voici douze ans - plus de couleurs, plus de vie. Dans les campagnes en revanche, où d’ailleurs l’on ne croise aucun touriste, l’évolution est beaucoup plus lente, mais j’y ai vu et senti, disons du mieux vivre. Les jardins des maisons des anciens sthetlech flamboient de couleurs, comme à Semeliškès.

 Sur les hauteurs de Kaunas, dans un des quartiers résidentiels, une maison élégante où en 1940 Chiune Sugihara[ii], consul du Japon à Kaunas, alors capitale de la Lituanie, délivra plus de deux mille visas de transit à des Juifs fuyant la Pologne tombée sous la coupe des nazis, enfreignant les ordres répétés de Tokyo. Ces visas étaient valables pour une famille, on estime qu’il sauva ainsi six mille personnes. C’est en décembre 1999, grâce aux efforts d’hommes d’affaires et d’intellectuels lituaniens et belges, que la Fondation a été inaugurée.

Simon Davidovich, l’actif directeur de la Fondation Sugihara à Kaunas effectue, en plus de son travail, de nombreuses interventions pour enseigner la Shoah auprès des classes primaire et secondaire, toujours en compagnie de témoins. Cette Fondation est un lieu de mémoire : près de cinq cents élèves sont venus visiter les lieux en 2003 et de nombreux Japonais, 4.000 environ par an, viennent honorer la mémoire de leur compatriote. La Fondation est également un lieu de formation des enseignants (30 en 2003) sur l’enseignement de la Shoah.

Julija Menčiunienė, directrice du Fort IX à Kaunas, lieu où ont été exterminés la plupart des habitants juifs de la ville et de ses environs et les hommes du convoi 73[iii] - parti de Drancy le 15 mai 44 - a exprimé la nécessité de former des guides, en particulier pour ce qui concerne “La salle des Français” que, personnellement nous a t-elle confiée, elle appelle la “Salle du Souvenir”. Les visiteurs posent des questions et les guides sont bien souvent incapables d’y répondre.

C’est le général Adolph Urbšas de la 16ème division lituanienne, qui a demandé que le Fort IX devienne un musée; de cette manière, les jardins potagers établis dans son périmètre ont été supprimés

 Il est intéressant de lire dans un article de Balys Krasauskas, extrait du journal Tarybu Lietuva[iv], Lituanie soviétique, daté du 13 septembre 1944, il écrit : ... qu’il est allé voir ce Fort en compagnie d’un groupe de médecins soviétiques venus du front. A l’Ouest, j’ai vu un grand terrain où - avant la libération soviétique - on avait creusé des fosses pour ensevelir les fusillés. Le terrain a été aplani mais, malgré tout, il est facile de constater que ces lieux sont ceux des crimes commis par les Allemands. Là, en rangées d’une longueur de 20m croît une herbe dense, vert foncé, avec des pousses fragiles, qui se cassent au moindre vent. Par contre, entre les rangées, l’herbe est rare et souffreteuse. Sur les murs des casemates, j’ai trouvé un grand nombre d’inscriptions gravées au crayon dans le crépi des murs, à l’aide d’objets métalliques ... Et il cite des noms.Il continue et reproduit des témoignages de lituaniens, témoins directs des massacres et de leur déroulement avec la précision scientifique de leur préparation : Durant les premiers jours de l’invasion allemande, les intrus ont concentré ici, à peu près un millier de prisonniers de guerre soviétiques, qui creusaient des fosses dans un terrain de 5 hectares. 

De juillet à août 1944, ils ont creusé 14 fosses de 200m de long sur 3m de large et 2m de profondeur. Dès que les fosses ont été prêtes, l’extermination de masse a commencé. Des colonnes de quelques milliers d’êtres humains étaient amenées - femmes, hommes, adolescents, enfants, vieillards - que l’on fusillait ou brûlait. Les habitants des environs appelaient ce Fort, “Le Fort de la mort”. Il continue et écrit plus loin: “Voici quelques inscriptions d’étrangers relevées parmi une multitude de noms inscrits sur les murs des casemates du IXe Fort : Ullmann Karl départ de Drink 15.5.44 arrivé 18.5.44, Nahmias Charles - Où est ma famille ? - A. Steinberg de Paris 12.18.5.44 - Jules Herskovets d’Anvers 18.5.44 de Monaco via Drink-Paris - Wechsler Abraham de Limoges - Paris - Loeb Marcel Wendenheim - Hollander Simon - de Nice Hilaire Roro 18.5.44 - Nous sommes 900 Français - Grad Maurice, Nice 18.5.44 arrivée de 900".

Il poursuit : Près de l’endroit où l’on fusillait, sous les buissons, nous avons trouvé des bouteilles vides de Französischer Rotwein” (Vin rouge français).
Plus loin, il continue : Dès avril 1944, c’est dans la cour du Fort que l’on procéda à l’extermination, près du mur occidental. Dans la dépression du terrain, on prépara un bûcher et l’incinération continua. J’ai vu ici l’emplacement d’un bûcher de 7m de hauteur sur 6m de large, des tas de bois prêts à brûler et 5 tonneaux vides de 200 litres, qui avaient contenu du mazout. On peut encore trouver là, contre le mur, les deux perches couvertes de suie de 3m de longueur, qui servaient à tourner les corps des malheureux dans les bûchers. Des ossements humains, des restes d’objets métalliques, des portefeuilles et d’autres choses encore traînaient par terre... Un amoncellement de bouteilles vides d’eau de vie, témoigne encore de la bestialité des bourreaux envers les enfants et les femmes terrifiés.

Ces sortes de lieux d’extermination existent en grand nombre en Lithuanie.

Je remarque que dans ces extraits, comme dans l’intégralité de l’article - pas une seule fois - le mot « Juif » n’est employé.

Au cours de mes pérégrinations, j’ai pu aussi constater en visitant des lieux comme Švenčionys, au nord-est de Vilnius, que le musée de la ville commence à s’intéresser aux Juifs, qu’une vitrine leur est consacrée et que le cimetière est remarquablement entretenu. Point noir, les restes d’une svastika sur le monument commémoratif à l’entrée, que l’on a du mal à effacer. Des stèles ont été érigées sur la grande place, à l’emplacement du ghetto. A Telšiai, ville de moyenne importance, la grande rue a gardé toutes ses maisons juives. La synagogue existe, mais maintenant l’intérieur abrite un magasin de meubles. La boutique, où l’on procédait à l’abattage rituel, est devenue l’Office du tourisme où nous avons été fort bien accueillis. Quatre bornes délimitent le petit ghetto de 500 personnes sur les 14.000 de toute la région de Zamaïtie. En regardant l’église, je n’ai pu m’empêcher de penser à Moïché Rozenbaumas[v], qui chapardait les pommes dans le grand verger du séminaire catholique ou dans celui du pope russe.

En 2001, à Merkinė, petit village au bord du Niemen au Sud-est du pays, sur la place du village, j’avais visité un petit musée où un habitant avait réuni dans une vitrine des photos et des objets se rapportant aux Juifs et qu’il me montra fièrement.

 Le deuxième congrès Litvak

En août s’est tenu à Vilnius le Deuxième Congrès Mondial Litvak auquel ont assisté 150 personnes en provenance de 12 pays, deux français y assistaient. Ce congrès a été organisé conjointement avec l’ambassade d’Israël auprès des Pays baltes, l’Institut yiddish de Vilnius et le musée d’Art de Lituanie. On ne pouvait l’ignorer car les colonnes Morris - qui n’existaient pas lors du Premier congrès Mondial des Litvaks - annonçaient tous les événements en lituanien et en yiddish.

A la différence du Premier Congrès Mondial Litvak, il y a trois ans, un nombre important de Lituaniens non juifs ont pris part à tous les événements. Il était impossible de l’ignorer. Le programme cette année a été dominé par les arts : pictural, musical: jazz, classique, chants et des extraits de l’opéra La Juive de Halévy. Ces événements ont été l’occasion de nous faire découvrir les nombreux lieux culturels de Vilnius : la Philharmonie, le théâtre dramatique, l’ancien Hôtel de Ville[vi] ...

 Le congrès fut marqué par deux expositions de peinture. La première au musée d’Etat de Vilnius, présentait des œuvres de Raphael Chwolès, décédé à Paris en 2002, en présence de l’un de ses fils, Alexandre. Il a rappelé que son père était né à Vilna en 1913, où il avait entamé une brillante carrière, que la deuxième guerre mondiale avait malheureusement interrompue. Il en réchappa en fuyant vers Moscou. Les deux premières salles de l’exposition offraient au regard des tableaux peints dès son retour à Vilna, documents historiques précieux sur l’état de la ville juive que l’on aurait pu sauver, en particulier la grande synagogue. Ce qui est frappant dans l’art pictural de Chwolès est la maîtrise de son coup de pinceau, le calme qui en émane au constat de cet immense chaos, en opposition avec les sujets peints. Une telle simplicité dans la description m’a semblé correspondre à la modestie de l’homme. Là, réside la grandeur de l’artiste. Il avait 33 ans.

La seconde exposition se tenait dans la galerie de peinture de la communauté, où étaient exposées les œuvres de Solomon Teteilbaumas, bien connu des parisiens, qui ont eu la chance de le découvrir à Paris en novembre 2001, où il exposait pour la première fois. Sa palette s’est étonnamment éclaircie depuis trois ans. Sa vision du monde est moins tourmentée, elle semble plus sereine, sans avoir pour autant abandonné le sens du mouvement, inhérent à sa personnalité. Il a aujourd’hui 32 ans.

Une visite était réservée à l’école d’Etat lituanienne Chalom Aleichem à Vilnius qui accueille 225 enfants, dont un tiers de non juifs.
Depuis l’indépendance du pays des témoignages de la présence juive sous forme de plaques commémoratives ont été posées à Vilnius comme celles des petit et grand ghettos. On peut admirer aussi la sculpture du Gaon de Vilna sur l’emplacement de la grande synagogue dans la vieille ville et les plaques en l’honneur du sculpteur Antokolski et de Jasha Heifetz.

La Conférence de 1993                                   

Je pense au chemin parcouru depuis octobre 1993, date de la Conférence internationale pour commémorer le cinquantenaire de la liquidation du ghetto de Vilna (23 septembre 1943). C’était la première fois depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale qu’une manifestation de ce type et de cette ampleur se déroulait en Lituanie. Je me souviens combien j’avais été frappée par le fait qu’aucune affiche n’annonçait l’évènement – pas même à l’extérieur du bâtiment où elle se tenait. En dehors des organisateurs, des participants, des anciens partisans et des déportés survivants, ajoutés aux happy few invités - Personne. Cet évènement était vraiment confidentiel. Un excès de modestie – non, de la prudence ; le sujet était délicat …

Deux thèmes avaient été traités, celui de six siècles de présence juive et celui de la responsabilité des Lituaniens dans le génocide juif. Certaines interventions avaient été houleuses, comme celle d’Ephraïm Zuroff[vii] portant sur La mémoire du meurtre et le meurtre de la mémoire, lorsqu’il avait minutieusement dressé la liste des actions antijuives commises par le Front des Activistes Lituaniens (LAF), ou par le 12e bataillon de la Police auxiliaire sous le commandement du Major Ananas Impulevičius; ou lorsqu’il a demandé l’autorisation d’ouvrir un Centre Simon Wiesenthal à Vilnius, pour enquêter sur les réhabilitations des criminels de guerre … (Ce Centre n’a toujours pas vu le jour). Des historiens lituaniens avaient alors violemment nié les faits. Parmi eux, L. Truska avait soutenu que les Lituaniens étaient un peuple de paysans et qu’il n’y avait jamais eu de pogroms dans le pays… tout en accusant tous les Juifs d’avoir appartenu au KGB. Plusieurs historiens avaient démontré que c’était faux, et depuis, L. Truska a reconnu avec d’autres collègues que, par méconnaissance des faits et par manque d’information, ils s’étaient trompés.

Nous avions vécu des moments difficiles et émouvants, en écoutant des rescapés comme Macha Rolnikaïté[viii] Alex Faitelson[ix], Fania Brancovskaja[x] et beaucoup d’autres. C’était la première fois que j’étais en contact direct avec des témoins issus des détachements de partisans, qui représentaient pour moi une des grandes épopées de l’Histoire.

 Conclure ?

Il paraît maintenant incontestable que la Lituanie a entrepris son travail de mémoire, comme d’ailleurs un certain nombre d’anciens pays de l’Est. La Lituanie fait désormais partie de l’Union européenne, ses habitants se tournent vers l’avenir. Ils sont désireux de retrouver leurs racines après cinquante ans de négation de leur identité. Souhaitons que cette recherche les amène à prendre en considération le destin tragique de leurs compatriotes juifs.

 





[i] Certaines scènes du film documentaire Nemt (Prenez) réalisé par Isabelle Rozenbaumas et Michel Grosman en 2002 en illustrent bien l’ambiance.
[ii] Visa pour six mille vies de Sugihara Yukiko, traduit du japonais par Karine Chesneau, ed. Piquier
[iii] Cf. Nous sommes 900 Français, ouvrage collectif de l’Association « Les Familles et Ammis des Déportés du Convoi 73 »
[iv] Traduction Žibuntas Mikšys, revu et mise en forme par Odile Suganas
[v] L’odyssée d’un voleur de pommes, La Cause des Livres, 2004. Cf. Diasporiques n°31, p. 44
[vi] Voir Diasporiques n°31, p. 51
[vii] Historien, chargé de la chaire de Holocaust studies from the Institute of Contemporary Jewry of the Hebrew University, Jérusalem. Premier directeur en 1978 du Centre Simon Wiesenthal à Los Angeles
[viii] M. Rolnikaïté, Le journal de Macha : de Vilnius au Stutthof 1941-1945, ed. Liana Levi, Prix Mémoire de la Shoah 2003, Fondation Jacob Buchman.
[ix] Faitelson Alex, Courage dans la tourmente en Lituanie 1941-1945 : mémoires du ghetto de Kovno, préface de Simone Veil, l’Harmattan, 2000
[x] Exposition au musée d’Art et d’Histoire du Judaïsme de Deimantas Narkevičius dans laquelle une vidéo lui a été consacrée, Legend coming True, 3 mars-31 mai 2004.

Sunday, May 13, 2012

Voyages en Lettonie et en Estonie

Tribune Juive - Mai 1996


Découvrir Riga et Tallinn sous la neige est une grâce, tant leurs architectures sont mises en valeur. Riga, souvent appelée le «Petit Paris» est fascinante par ses constructions Art Nouveau.

Malgré une forte diminution de leurs populations, les communautés juives de Riga (Lettonie) et de Tallinn, (Estonie) sont actives. En 1970, il y avait trente-sept mille Juifs à Riga, ils sont aujourd’hui douze mille. Beaucoup ont émigré en Israël, aux Etats-Unis et en Allemagne. Néanmoins, les enfants et petits-enfants des Riganiens – est-ce ainsi qu’on les appelle ? – sont là parce que leurs parents ont fui vers l’Oural ou l’Asie centrale, dès le début de la guerre. Ils disent avec fierté qu’ils représentent la quatrième génération. Ils aiment leur ville et leur pays en étant bien conscients des problèmes quotidiens auxquels ils sont confrontés. Un des problèmes communs à ces deux communautés réside dans le fait que la plupart ne parlent pas la langue du pays car beaucoup viennent de Russie. Le chômage sévit, la vie est chère. Il leur faut beaucoup de patience et de volonté pour affronter chaque jour et ils y font face avec courage.

Lettonie: Riga

A Riga, au 6 de la rue Skolas, le bel immeuble a été restitué à la communauté juive et abrite, entre autres, un très beau théâtre qui date du début du siècle, où sont donnés toutes sortes de spectacles. C’est le Centre communautaire, où officient deux groupes de théâtre pour enfants que dirige Karmella Skoric, directrice artistique et qu’anime Edith Bloch. Déjà, le groupe de théâtre pour enfants a été invité à se produire au Danemark et en Allemagne pour jouer une pièce en yiddish de Cholem Aleichem; ils n’attendent qu’une invitation pour se produire à Paris, ce qui serait un bel encouragement et la preuve que l’on s’intéresse à eux. «Nous y resterions quatre à cinq jours et prendrions en charge notre voyage» me confie Edith Bloch. Au rez-de-chaussée, hall du théâtre, on a installé une librairie fort intéressante et une cafétéria, ce qui donne une animation agréable. 

De grands panneaux photographiques rappellent ce que fut avant-guerre le théâtre de Riga avec ses célèbres comédiens. Des clubs variés ont été créés: littérature, danse, chorale, conférences, jeux. C’est là, en 1991, que s’est tenu le premier festival d’art juif de tous les Etats baltes. A l’heure actuelle, un musée sur l’histoire des Juifs de Lettonie est en préparation et Marger Vesterman en est l’ordonnancier. C’est lui aussi qui a écrit l’intéressant petit guide[i] des juifs de Riga d’avant-guerre. Les relations avec les Lettons sont, me dit-on, bonnes, très bonnes: «Les gens ne savent pas quoi faire pour être agréables. Et puis il y a des échanges avec des groupes de danses folkloriques et des chorales». Dans la soirée, j’assiste à la répétition d’une chorale lettone et rencontre chez les participants une grande gentillesse, un désir de connaître et de faire connaître. La répétition me fait découvrir la beauté des voix baltes.

L’unique synagogue, construite en 1905, a survécu à la Deuxième guerre mondiale grâce à l’étroitesse des rues. Elle se trouve au cœur de la vieille ville, dans la rue Peteivas. C’est un bel édifice où encore aujourd’hui la table est mise la veille du Chabbath, offrant des mets traditionnels aux plus démunis. L’importante masse neigeuse ne me permet pas de me rendre au camp de concentration de Rumbula où cinquante mille Juifs furent exterminés. Je passe devant le village, mais continue néanmoins vers le camp de concentration de Salaspils, à vingt cinq kilomètres de Riga. Situé dans la forêt, je ne vois qu’un espace vide mais pesant où d’énormes statues, plantées comme un défi au ciel, sont ensevelies sur une bonne partie de leur hauteur. Elles sont gigantesques. A cause de la neige, je ne peux voir le gibet ni les baraques. L’entrée du camp est barrée par un énorme mur de pierre lisse, comme une rature. Salaspils a un cœur que l’on peut entendre, c’est un glas qui sonne sans relâche à la mémoire de ceux auxquels la vie fut ôtée, un glas qui retentit comme un goutte à goutte de leur sang. Le silence dans le silence.

Estonie: Tallinn

Il y a quatre mille Juifs en Estonie. C’est la première communauté qui, en 1989, a ouvert ses portes aux autres Juifs venus à l’époque de l’ex URSS. Tallinn, sa capitale, est forte de deux mille Juifs dont beaucoup sont issus de mariages mixtes. A cette époque de l’année, la vie semble sortie d’un conte de fée. Durant la dernière guerre, la communauté a été complètement anéantie, Hitler a réussi son entreprise de Judenrein. Comme pour la Lettonie et la Lituanie, ceux qui en réchappèrent furent ceux qui fuirent dès les premières heures de l’invasion vers l’Oural ou l’Asie centrale. La communauté partage avec Helsinki son grand rabbin, Mittai Alony, et tout se passe dans la bonne entente. Il vient une fois par mois à Tallinn. Cilia Laud, directrice du Centre communautaire, me fait visiter l’école, dirigé par Michaï Levinson. Elle est subventionnée par le gouvernement et accueille trois cent cinquante enfants. 

Aujourd’hui règne une effervescence inhabituelle: demain c’est l’inauguration de la nouvelle cantine, située au sous-sol de l’établissement. La télévision et la presse seront là. La cantine[ii] est magnifique – le bois y règne en maître – lumineuse avec un design dépouillé scandinave. Le jour J, tous sont présents, télévision, presse, officiels, vétérans et une des vice-présidentes, Mme Eugénia Gurin-Loov, auteur du livre[iii] sur les victimes de l’Holocauste en Estonie, qu’elle a écrit comme un ultime hommage aux disparus. Après les chants et les discours, commence une fête conviviale où l’on déguste les plats que chaque famille a cuisiné et l’on danse dans des horas endiablées.

Le lendemain je me rends à Klooga[iv] à quarante kilomètres de Tallinn, le vent souffle très fort. Nous avons du mal à trouver l’endroit. Enfin, la voie ferrée et de là, nous partons à pied dans la neige profonde pour effectuer ce kilomètre qu’eux firent dans d’autres circonstances. Une trouée dans les arbres: c’est là. De loin, j’aperçois au milieu du terrain défriché le monument érigé par le gouvernement estonien en 1994 à la mémoire de ceux qui y périrent. Je pense à eux. On ne parle pas suffisamment de ces communautés qui luttent pour sortir de l’ombre. Elles savent pourquoi elles luttent et c’est peut-être là le secret de leur réussite et de leur vitalité.



[i] En anglais, Fragments of the Jewish history of Riga, a brief guide book with a map for a walking tour. Published by the Museum and Documentation Centre of the Latvian Society of Jewish Culture, Riga, 1991.
[ii] Offerte par Mme Shona Weizmann (USA) et l’American Joint Development Committee.
[iii] Holocaust of Estonian Jews 1941, Tallinn 1994.
[iv] Camp de concentration.

Thursday, April 19, 2012

Article de Edgar Reichmann dans L'Arche


Mosaïque par Odile Suganas

"Une femme part à la recherche de ses ancêtres juifs lituaniens et raconte cela dans un livre-album où les personnages nous interpellent à chaque page. Le graphisme et le style servent ici une démarche intelligente et sincère".

Saturday, April 7, 2012

Mosaïque: disponible en trois langues

Mosaïque est le premier livre écrit (en 1993) sur la découverte des racines familiales après l'indépendance de la Lituanie.



En vente : 
                  Librairie L’Ecailler, 101, rue du Théâtre 75015
                  Mémorial de la Shoah, Paris 75004 Paris et en ligne
                  contact@memorialdelashoah.org
                  Memorial de Caen 
                  Librairie du Temple, Paris
                  Maison de la culture yiddish, Paris 10ème
                  Musée d'art et d'histoire du Judaïsme, Paris 3ème
                  Librairie Le Divan, Paris 15ème
                  Museum of Jewish Heritage, New York
                  Librairie Albertine, New York
                  Librairie française, Vilnius, Lituanie
                  Yad Vashem, Jérusalem, Israël

                 


Publié en lituanien en 2007...


Disponible ici: Knygynas "Pegasas"  Prancūziškos knygos Didžioji g.1 LT-01128 Vilnius
Tél./fax : 00 370 5 262 05 17 - librairie@pegasas.lt


Traduit en anglais (des Etats-Unis) en 2010 sous le titre Vanished Faces





















Distributed by:

Librairie Albertine, Fifth AvenueNew York
Museum of Jewish Heritage, New York
Musée d'Art et d'Histoire du Judaïsme, 71 Rue du Temple, 75003 Paris
Mémorial de la Shoah, 17 Rue Geoffroy l'Asnier, 75004 Paris et en ligne librairie@memorialdelashoah.org
Mémorial de Caen, Esplanade Général Eisenhower, 14050 Caen
Librairie du Temple, Paris 4ème
Librairie l'Ecailler, 101, rue du Théâtre Paris15ème
Yad Vashem, Jérusalem, Israël
Librairie française, Vilnius, Lituanie
Librairie Le Divan, Paris 15ème
 Librairie Albertine, New York
                  
               




Où en est l'antisémitisme en Lituanie ?


(Publié en deux parties dans Cahiers Bernard Lazare de Décembre 2004 et Janvier 2005)

Par Odile Suganas


A mon retour de Lituanie, le rédacteur en chef des Cahiers Bernard Lazare m’a demandé gentiment mais catégoriquement : - “Ecris-moi un article sur l’antisémitisme”. Il était pressé, moi aussi - J’ai dit d’accord. Je ne m’y attendais pas du tout. Vaste sujet,  lorsque l’on ne vit pas dans le pays et que de surcroît l’on n’est pas historienne.

Le Larousse définit l’antisémitisme comme une doctrine ou attitude de ceux qui sont hostiles aux juifs et tendent à faire prendre contre eux des mesures d’exception. Le Robert, beaucoup plus laconique, le définit comme un racisme dirigé contre les Juifs. Quelle que soit la définition, l’antisémitisme est une maladie perverse dont on se sert à travers les époques troublées, remède universel et pratique, qu’il est bien difficile de combattre tant la simplicité des concepts  énoncés est ancrée dans les esprits et le restent pour certains. Moyen facile d’évacuer sur une minorité ce qui ne va pas et dérouler le tapis rouge au déchaînement des pulsions les plus basses, prétextes à la barbarie. Des lieux géographiques reflètent les tragédies de l’histoire dont les peuples sont imprégnés.
***

Que ce soit en France ou à l’étranger, pour beaucoup de juifs, particulièrement les litvaks, le mot Lituanie est souvent un objet de répulsion. C’est un pays où ils ne se rendront jamais  - combien de fois ne l’ai-je pas entendu- le pays est imbibé de sang.  Puis il y a ceux qui ne sont pas intéressés par le passé ; pour d’autres encore, c’est un pan douloureux et pénible de leur vie, où toute leur famille fut annihilée, maintenant un autre monde, sur lequel ils ne veulent pas se pencher. Par contre, certains aimeraient s’y rendre mais butent obstinément sur les actes commis par un grand nombre de lituaniens qui ont massacré en les humiliant, nombre de leurs voisins, dès le début de l’invasion allemande. 

Il ne faut pas oublier que la Lituanie est le pays où le pourcentage de Juifs tués est le plus élevé, par rapport à sa population. De plus, une “grande indulgence” a été démontrée dans le jugement de ses criminels de guerre lesquels, pour la plupart, sont morts dans leur lit. Aleksandras Lileikis par exemple n’a jamais pu être jugé -  pour cause de maladie -  il est mort, lui aussi, dans son lit. Ses amis lui ont réservé une belle cérémonie et il a été enterré comme une victime. Beaucoup de ces criminels ont été réhabilités et ont pu bénéficier d’une pension ; pour exemple Aloyzas Juodis, servit dans le 12ème bataillon[1] et fut réhabilité le 12 décembre 1990, Ignace Asadauskas, chef adjoint de la police de Varèna a été réhabilité le 8 novembre 1990, Pranas Jučinskas, chef de la police de la région de Degutai a été réhabilité le 19 février 1991[2], ainsi que beaucoup d’autres.
 Pour mémoire, souvenons-nous que, suite à la défaite allemande, la Lituanie a été libérée en juillet 44 puis ré-annexée par les Soviétiques en octobre 44.  En février 1991, la Lituanie  recouvrait son indépendance.

                                                                        ***


Il y a onze ans, en octobre 1993, une conférence internationale s’est tenue à Vilnius pour commémorer le cinquantenaire de la liquidation du ghetto de Vilna le 23 septembre 1943, “Les Jours de la Mémoire”. C’était la première fois, depuis la fin de la seconde guerre mondiale, qu’une manifestation de cette ampleur, concernant les Juifs, se déroulait en Lituanie. Je me souviens avoir été frappée par le fait qu’aucune affiche n’annonçait l’événement, pas même une à  l’extérieur du bâtiment où elle se tenait. A part les organisateurs, les participants, des partisans et des déportés survivants, ajoutés aux happy few invités, je m’étais dit que cet événement était vraiment très confidentiel. Un excès de modestie ; non, de la prudence, le sujet était délicat, même si les responsables, côté Vilnius étaient rompus à cet exercice. Deux thèmes avaient été principalement abordés : six siècles de présence juive et la responsabilité des lituaniens dans le génocide. 

Certaines interventions avaient été houleuses, particulièrement celle d’Efraïm Zuroff[3], portant sur La mémoire du meurtre et le meurtre de la Mémoire, lorsqu’il avait  minutieusement  dressé les actions commises par le Front des Activistes Lituaniens (L.A.F.), le 12ème bataillon de la Police auxiliaire sous le commandement du Major Antanas Impulevicius, et demandé l’autorisation d’ouvrir un Centre Simon Wiesenthal à Vilnius, pour enquêter sur les réhabilitations des criminels de guerre. A ce jour, ce Centre n’a jamais été ouvert. Des historiens lituaniens avaient violemment nié ces faits. Parmi eux l’historien L. Truska, avait soutenu que les Lituaniens étaient un peuple de paysans et qu’il n’y avait jamais eu de pogroms en Lituanie[4], accusant tous les juifs d’appartenir au KGB. Il avait été démontré que c’était faux et qu’une poignée seulement en faisait partie. Depuis, L. Truska a reconnu avec d’autres collègues que, par méconnaissance des faits et par manque d’informations, ils s’étaient trompés.

 ***

Le professeur Dov Levin[5] dont l’exposé portait sur Quelques faits et problèmes au sujet du combat des juifs lituaniens contre les Nazis et leurs collaborateurs (1941 - 1945)[6] avait fait, lui aussi une intervention vigoureuse et avait démonté avec une clarté remarquable ces affirmations fallacieuses. Les survivants de Vilnius (Vilna) et de Kaunas (Kovno) avaient tous protesté devant ces fausses allégations. En 1995, l’association des Juifs lituaniens en Israël a publié, un opuscule  de 95 pages intitulé : Lithuania, Crime and Punishment[7], entièrement consacrée à l’attitude de nombreux lituaniens au cours de la Seconde guerre mondiale.

Tous ces débats ont été filmés par Saulius Beržinis et Alicija Zukauskaité, assistés pour le script par Philo Bregstein[8]. Ce film s’intitule “Les Jours de la Mémoire” dans lequel on peut voir que la médaille des Justes est décernée à un couple de lituaniens.

                                                                        ***

A Vievis, il y a déjà plusieurs années, dans le sthetl de mon père, j’ai pu entrer sans difficulté dans une des maisons familiales, qui  n’avait pas été remise en état comme certaines autres ; celle-ci apparaissait dans son état originel. Sa gonkos[9] faites de petits losanges lui donnait une allure pleine de charme. Là, avait habité ma grand-tante Sonia Katz, soeur de ma grand-mère maternelle. La vieille paysanne m’avait montré un recoin et m’avait dit : C’est ici qu’ils cachaient leur or. Bel exemple d’archeo-antisémitisme Elle voulait peut-être m’être agréable, mais elle ne se rendait absolument pas compte de ce qu’elle disait. Je ne lui en ai pas voulu.

 A ma question : l’antisémitisme est-il différent dans les villes que dans les campagnes,  Dalia Epstein me répond qu’il n’y a plus de Juifs dans les campagnes et qu’il s’agit de préjugés très anciens, comme celui de se servir du sang chrétien dans la fabrication des Matzot. Voici l’anecdote récente qu’elle vient de vivre le mois dernier. Elle faisait visiter à un groupe d’écoliers la galerie des Justes à Vilnius, en mettant clairement l’accent sur l’innocence des victimes et l’héroïsme des sauveurs ; à la fin de son intervention, un gentil garçon de 11 ans lui demanda : - Pourquoi avoir sauvé ces Juifs, qui étaient des gens très méchants ? - Pourquoi dis-tu cela lui rétorqua-t-elle ? - C’est parce que les Juifs se mettent à table avec leurs chapeaux -  répondit-il.

 L’antisémitisme existe donc sous une forme inconsciente et se manifeste spontanément par la transmission orale des familles. A qui la faute ? Pourquoi continue t-on à raconter de telles sornettes ! Ici, les vieux préjugés sont tout à fait vivants dans l’esprit des gens.  Mais c’est surtout dans le folklore, avec les proverbes qu’il se manifeste comme par exemple : “Aimons-nous comme des frères, réglons nos comptes comme des Juifs”.
 Pour ce qui concerne l’enseignement de la Shoah, Dalia Epstein estime que cela bouge beaucoup. Des concours de composition d’écoliers sont organisés sur le thème: ”Les voisins Juifs de mes grands-parents et de mes arrières grands-parents” dans lesquelles de jolies histoires sont racontées: l’amitié entre les Lituaniens et les Juifs d’avant la guerre. Elle termine alors le récit de ces quelques expériences sur cette question: si tout était si 
merveilleux, pourquoi est-ce devenu si terrible ?

Pour Zibuntas Mikšys, graveur, l’antisémitisme existe toujours car il y en a toujours eu, mais il n’est pas dangereux. Ceux qui le sont, n’ont pas de postes importants. Le journal Respublica, bien connu pour son antisémitisme est composé de jeunes. Il reproduit des dessins et des illustrations à l’identique de ceux que produisaient sur ce sujet les nazis. Un numéro spécial de 23 pages y a même été consacré.


Même question à Salomé Yosade, jeune étudiante lituanienne de 19 ans, qui poursuit des études de droit international à Paris. Elle me répond : “l’antisémitisme lorsqu’il n’y a pas de Juifs ou si peu de Juifs en Lituanie, est difficile. Les gens n’ont pas conscience de ce qu’ils disent, et il est très ardu d’en parler parce que c’est un concept abstrait ; mais une certaine propagande d’avant-guerre ressort, par exemple dans l’emploi du terme péjoratif 'jid' - Juif". Elle me parle alors de sa  grand-mère, brillant médecin endocrinologue qui, lorsqu’elle essaie de la faire parler de la guerre a des blancs - elle ne se souvient de rien -. Quant à son père, artiste peintre, qui vit actuellement en Israël, il lui a dit : “Pour la première fois de ma vie, je me sens bien quelque part”. Le plus choquant pour elle est que -  pour la plupart de ses camarades - les Juifs n’ont jamais existé en Lituanie. Les livres d’histoire sur la deuxième guerre mondiale sont très sommaires. 

Tout ce qui concerne la Lituanie concerne les Justes, la responsabilité des Lituaniens est pratiquement occultée, sauf une phrase “Certains lituaniens ont participé au génocide juif” ; toute la responsabilité est rejetée sur les Allemands. En ce qui concerne le chapitre sur les minorités : les élèves font des exposés sur les Juifs, mais c’est n’importe quoi et les professeurs ne les corrigent pas. Un professeur a même affirmé : “que le judaïsme n’existait pas” ! Alors qu’elle protestait, il lui a répondu : “Si tu n’es pas contente, sort”! Sa jeune sœur a vécu, il y a peu d’années, une aventure pénible au lycée à Vilnius. 

Elle avait une amie chez laquelle elle se rendait souvent. Sa grand-mère ne savait pas qu’elle était juive et lorsqu’elle l’a appris, elle a interdit à sa petite-fille de la faire revenir. Toujours le concept selon lequel les mazot de la Pâque juive sont fabriquées avec du sang chrétien. Salomé pense que l’antisémitisme est plus fort dans les villes que dans les campagnes. Pour ce qui concerne l’enseignement de la Shoah dans les écoles, elle ne l’a pas vraiment vécu. Mais elle sait, par sa sœur de 14 ans, qu’il existe. Des documentaires de 30 minutes sur différents sujets sont présentés. Personnellement, elle a assisté à la projection de l’un de ces films - quatre au total - qu’elle a trouvé excellent, réalisé par Saulius Beržinis et présenté par lui-même. La faculté de  pédagogie offre deux cours sur la société et la morale ;  il est obligatoire d’en choisir un. Les cours de théologie sont donnés par des religieux qui traitent principalement de la religion catholique. On parle des orthodoxes, des luthériens, des évangélistes, mais jamais des juifs.

Pour Simon Davidovich, le très actif directeur de la Fondation Sugihara à Kaunas, l’antisémitisme n’est pas le problème majeur de la Lituanie. A ce sujet, il y a une controverse difficile entre l’Est et l’Ouest - il en est de même pour les autres pays baltes - la Lettonie et l’Estonie.  Il poursuit : lors de la dernière campagne électorale d’octobre, l’antisémitisme n’a pas été utilisé, mais il se  souvient qu’une propagande très primaire fut lancée lorsque Efraïm Zuroff, qui vient régulièrement à Vilnius, déclara au Seimas[10] combien les Lituaniens s’étaient mal comportés en tuant et en volant les Juifs. Il en fut de même pour Reuven Rivlin, Président de la Knesset, qui fit les mêmes déclarations, lorsqu’il s’y rendit à son tour en 2003. 

A ce jour, les Lituaniens ne sont pas capables de comprendre le niveau de collaboration et de participation de certains membres de la police et de certaines unités de l’armée. Mais lorsque aux Etats-Unis un article paraît sur un Lituanien que l’on extrade, parce qu’il a servit dans les unités nazies, à nouveau les Lituaniens clament que l’on veut détruire l’image du pays. J’ai beau expliquer lorsque je fais des interventions sur la Shoah auprès des élèves ou des étudiants (naturellement, c’est la même chose pour mes collègues), que les 2 millions d’habitants - Polonais, russes et lituaniens, qui vivaient en Lituanie en 1941 n’étaient pas tous des meurtriers, ils ne me croient pas. Mon sentiment personnel est qu’il y a beaucoup de gens qui croient plus à la version de l’Holocauste selon la version de leurs parents, qu’à celle des faits historiques. Malheureusement, les familles ne racontent pas toute la vérité, ou bien donnent la version patriotique “Rien de mauvais dans notre nation”.

J’ai rencontré Mme Ina Marčiulionyté, ambassadrice, déléguée permanente de Lituanie auprès de l’UNESCO. C’est une femme jeune, à l’écoute. Elle ne connaissait pas le thème de notre rencontre et a paru étonnée par ma question. Pour elle aussi, l’antisémitisme n’est pas la préoccupation majeure des lituaniens. Il n’y a presque plus de Juifs en Lituanie entre 3.000 et 5.000 ; les chiffres varient. Lorsqu’elle a fait ses études, elle avait des amis juifs avec lesquels elle entretenait d’excellentes relations et  n’a jamais pensé qu’en Lituanie, il y avait de l’antisémitisme. L’héritage juif fait partie de notre patrimoine, c’est une richesse. Les jeunes n’y pensent pas et n’y sont pas confrontés. Ils ont d’autres préoccupations depuis l’indépendance du pays. Je ne sais pas si vous savez qu’une centaine de rouleaux de la Thora ont été sauvés par des lituaniens pendant la guerre ; d’ailleurs,  l’année dernière, la moitié d’entre eux ont  été offerts à l’Etat d’Israël. Les autres sont exposés au musée juif de Vilnius de la rue Naugarduko, qui est aussi un Centre de Tolérance contre le Racisme et l’Antisémitisme. En 2002, lors de la foire du Livre de Francfort, la Lituanie avait la vedette et la culture juive y avait une large part, ainsi qu’au musée de la ville.

Lorsque je lui raconte ce qui est arrivé à Salomé Yosade et à Dalia Epstein, elle  semble dépassée par tant de stupidité. C’est pourtant les parents ou  les grands-parents, qui transmettent cela à leurs enfants et petits-enfants ai-je dit. Elle n’a rien trouvé à répondre.

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D’Est en Ouest et du Nord au Sud, j’ai sillonné le pays, traversé des villages, des bourgs et des grandes villes. De l’extérieur, la physionomie du pays a énormément changé, lorsque je pense à mon premier voyage voici douze ans, plus de couleurs, plus de vie. Dans les campagnes par contre, l’évolution est beaucoup plus lente, mais j’y ai vu et senti un peu plus de décontraction, disons de mieux vivre. J’ai constaté aussi, que les jardins des maisons des anciens sthetlech sont flamboyants de couleurs, comme à Semeliškės par exemple. Beaucoup de touristes de toutes nationalités dans les villes, mais aucun dans les campagnes.

A la Fondation Sugihara à Kaunas, comme me l’a dit Simon Davidovich, 30 professeurs ont été formés à l’enseignement de la Shoah en 2003. La même année, 500 élèves sont venus visiter les lieux sous l’égide de l’unité pédagogique de l’Université de Kaunas. De nombreux japonais, 4.000 environ par an viennent honorer la mémoire de leur compatriote à la Fondation, chiffre assez impressionnant.

Au IXème Fort à Kaunas, là où ont été exterminés la plupart des habitants de la ville et de ses environs, y compris les hommes du convoi 73 parti de Drancy le 15 mai 44, Julija Menjiuniené, directrice a exprimé la nécessité de former des guides, en particulier pour ce qui concerne “La salle des Français”. Les visiteurs posent des questions et les guides sont souvent incapables d’y répondre. 

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A Vilnius, j’ai rencontré une jeune étudiante en histoire, qui préparait une thèse sur la Shoah à paraître en anglais[11], rencontre très intéressante, car c’est sur des sthetlech familiaux bien connus de moi sur lesquels j’ai pu lui apporter des précisions et répondre à ses questions.

J’ai pu aussi m’apercevoir en visitant des lieux comme Švenčionys, qu’au musée de la ville on commençait à s’intéresser aux Juifs, qu’une vitrine leur était consacrée et que le cimetière était remarquablement entretenu. Point noir, les restes d’une svastika sur le monument commémoratif à l’entrée du cimetière, que l’on a du mal à effacer. A Plunge, il faut mentionner les impressionnantes sculptures en bois créées par les Lituaniens à la mémoire des Juifs assassinés. En 2001, à Merkiné, petit village au bord du Niemen au Sud du pays, sur la place du village, j’avais visité le petit musée où un habitant du village avait réuni dans une vitrine des photos et des objets se rapportant aux Juifs.
Les librairies de Vilnius ou de Kaunas possèdent dans leurs rayons une abondante floraison d’ouvrages se rapportant aux Juifs et à la Shoah.

Des médailles de Justes sont décernées à de nombreuses personnes, dans bien des cas à titre posthume, ce qui est aussi l’occasion de parler de la Shoah.
L’école d’Etat lituanienne Shalom Aleichem de Vilnius, soutenue également par le JOINT et l’Etat d’Israël, accueille 225 enfants, dont un tiers de non juif.

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En août dernier, avait lieu le Deuxième Congrès Mondial des Litvaks auquel ont pris part 150  personnes venues de 12 pays, dont deux Français, organisé conjointement avec l’ambassade d’Israël auprès des pays baltes, l’Institut yiddish de Vilnius et le musée d’Art de Lituanie. Personne ne pouvait l’ignorer car les colonnes Morris - qui n’existaient pas lors du Premier Congrès Mondial des Litvaks - annonçaient l’événement en lituanien et en yiddish -. A cette occasion deux plaques furent inaugurées à la mémoire de Max Weinreich[12]et de Moïche Kulbak[13]. Cette dernière sur l’initiative de Pranas Morkus, professeur émérite de littérature à l’Université de Vilnius. De multiples concerts de musique classique - extraits de l’opéra “La Juive” de Halévy - également de jazz et de musique contemporaine ont été donnés et deux expositions de peintures ont été inaugurées.


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Le congrès fut marqué par deux expositions de peinture. La première peinture au musée d’Etat de Vilnius présentait une partie des œuvres de Raphaël Chwolès, décédé à Paris en 2002, en présence de l’un de ses fils, Alexandre. Il a rappelé que son père était né à Vilna en 1913, où il avait entamé une brillante carrière, que la deuxième guerre mondiale avait malheureusement interrompue. Il en réchappa en fuyant vers Moscou. Les deux premières salles offraient au regard des tableaux peints dès son retour à Vilna, documents historiques précieux sur l’état de la ville juive que l’on aurait pu sauver, en particulier la grande synagogue. Ce qui est frappant dans l’art pictural de Raphaël Chwolès est la maîtrise de son coup de pinceau, le calme qui en émane au constat de cet immense chaos, en opposition avec les sujets peints. Une telle simplicité m’a semblé correspondre à la modestie de l’homme. Là, réside la grandeur de l’artiste. Il avait 33 ans.

La seconde exposition se tenait dans la nouvelle galerie de peinture de la communauté juive du 4, rue Pylimo où étaient exposées les œuvres de Solomon Teteilbaumas que les parisiens ont eu la chance de découvrir à Paris pour la première fois, en novembre 2001. Sa palette s’est étonnamment éclaircie depuis trois ans. Sa vision du monde est moins tourmentée, elle semble plus sereine, sans avoir pour autant abandonner le sens du mouvement, inhérent à sa personnalité. Il a aujourd’hui 32 ans.

Depuis l’indépendance du pays des témoignages de la présence juive sous forme de plaques commémoratives ont été posées à Vilnius comme celles des petit et grand ghettos. On peut admirer aussi la sculpture du Gaon de Vilna sur l’emplacement de la grande synagogue dans la vieille ville et les plaques en l’honneur du sculpteur Antokolski et de Jasha Heifetz.

Faut-il le mentionner, en contrebas de l’autoroute Vilnius-Kaunas - là où j’ai découvert les restes du cimetière juif de Vievis[14] et une pierre tombale familiale - à côté de la stèle  commémorative que j’ai fait ériger il y a plusieurs années -, un an ou deux après, à 3m environ, une croix avait été plantée. Lorsque je l’ai découverte, j’ai été choquée et l’ai ressenti comme un défi.

                                                                           
Je remercie Vytautas Toleikis, directeur de la Fondation du programme éducatif, qui m’a longuement reçu au Ministère de la Culture et m’a expliqué avec beaucoup de soin le travail entrepris sur l’enseignement de la mémoire de la Shoah depuis 2001. Il m’a aussi fait découvrir l’existence du site “House of Memory”. Il m’a convaincue, par sa volonté et son enthousiasme qu’il y avait des gens désireux que les mentalités changent en Lituanie.

Il est vrai que les pays que l’on appelait de l’Est n’ont pas fait leur devoir de mémoire. Ils commencent à le faire. Il ne faut pas crier au miracle, mais il faut se réjouir que le pays ait commencé à bouger. Il ressort de tous ces témoignages, que l’antisémitisme existe d’une manière larvée et latente. Toutes les personnes que j’ai questionnées ont eu du mal à en parler. On a commencé à le faire pour les jeunes, mais aucun programme en direction des adultes pour qu’ils mettent fin à la transmission de stéréotypes mensongers, stupides et dangereux n’a encore vu le jour.

Toujours est-il qu’un travail intelligent et novateur est mené. La Lituanie maintenant fait partie de l’Union Européenne. Il y a vingt ans, ce pays était pratiquement inconnu de tous. Aujourd’hui, les Lituaniens sont préoccupés par leur avenir, le passé ne les intéresse pas. Il ne faut pas nier non plus qu’ils ont souffert des annexions russes, polonaise, soviétique, qui les ont déportés - comme beaucoup de Juifs lituaniens en juin 40 -, puis par l’occupation allemande pendant laquelle ils ont déchantés. Il faut les aider à faire leur devoir de mémoire ; c’est ce qu’a exprimé Jacques Hutzinger, ambassadeur itinérant en charge de la dimension internationale de la Shoah, des spoliations et du devoir de mémoire, ancien ambassadeur de France en Israël, lors de la célébration du cinquantenaire des Cahiers Bernard Lazare le 17 octobre dernier à Paris.


[1] Bataillon le plus féroce, spécialisé dans la destruction des Juifs, commandé par Antanas Impulavičius
[2]  Actes du colloque, Atminties Dienos - The Days of Memory. Ed. Baltos Lankos 1995 p. 404, note 26. Version trilingue, lituanienne, russe, anglaise.
[3] Historien, Holocaust studies from the Institute of Contemporary Jewry of the Hebrew University, Jérusalem. Premier directeur en 1978 du Centre Simon Wiesenthal à Los Angeles
[4] Ib. note 2, pp. 490 à 491
[5] Historien  des plus réputés pour ce qui concerne la IIème guerre mondiale. Il enseigne à lUniversité de Jérusalem. Né à Kaunas en 1925. De 1941 à 1943, fit partit de la Résistance anti-nazie dans le ghetto de Kaunas (Kovno). De 1943 à 1944, fait parti dans le détachement des partisans Mort aux occupants.
[6] Ib. note 2, pp. 271 à 283
[7]  Henri Minczeles p. 424 postface à l’édition de 2000 de “Vilna, Wilno, Vilnius, la Jérusalem de Lituanie”, 1992, ed. La Découverte

[8] Membre du Comité Français des Jours de la Mémoire composé dHenri Minczelès, Yves Plasseraud, Odile Suganas
[9] Véranda
[10] Parlement lituanien
[11] Holokaustas Traku apskrityje, Lholocauste dans la région de Trakµ par Neringa Latvyté-Gustaitiené
[12] Grammairien et lexicographe, un des dirigeants du YIVO
[13] Poète né à Smorgon (Lituanie) 1896-1940
[14] Cf. Mosaïque ou reconstitution dune mémoire, dOdile Suganas, Ed. Graphein 2000