Saturday, October 13, 2012

"C'était mon copain..."

Un homme de mémoire: Claude AUDINOT
Cahiers Bernard Lazare - Juillet-août 2001

Il croyait que nous étions tous morts. Lorsque je compose son numéro de téléphone, c’est sa femme qui me répond - Je lui demande alors prudemment si son mari est cardiaque. Je peux entrer en contact avec lui, l’ami de Jacques Suganas  -  Fin janvier 2001, nous sommes dans le TGV qui nous conduit au Mans où lui, Claude Audinot nous attend à la gare - Le dernier signe de vie des Suganas date du 21 octobre 1942, du camp de Drancy.

Mais laissons la parole à Claude Audinot.

“La famille Suganas se composait de Salomon, le père (origine russe), 52 ans, Cilie, la mère (lituanienne) 41 ans, Michel, Charles, le fils aîné, 17 ans, Jacques, Maurice (mon copain de jeux), 15 ans, Hélène, Louise, 13 ans et Jeanne la plus jeune 10 ans.

Par nos parents qui étaient à la fois voisins et en relations de commerce, nous sommes devenus camarades de jeux et amis depuis 1935. En-dehors de la scolarité, nous étions très souvent ensemble, soit sur la place du Pâtis St Lazare, notre terrain de jeux, soit souvent chez eux, car ils possèdaient une très grande cour, mais surtout des bâtiments très vastes pour le stockage des balles de papiers et chiffons et d’autres de stockage des peaux avec un étage et deux escaliers très agréables pour jouer au loup les jours de pluie. Aux beaux jours, nous allions dans le jardin assez vaste agrémenté d’un grand abri de jardin. Notre lieu de prédilection était le parc aux vieilles voitures et camions où nous passions des journées entières à jouer, en faisant ronfler les moteurs après des heures de mise en route, parfois, malheureusement sans résultat.

Le temps passait rapidement et nos parents étaient rassurés de nous savoir occupés et sous leur surveillance partielle. Souvent, vers 16 heures, Madame Suganas m’invitait, comme nous le disions à cette époque “au 4 heures”. Nous mangions des tartines de confiture ou de crème au chocolat avec des gâteaux secs.

Avant la guerre, au mois d’août, toute la famille faisait une promenade à Pornichet ou à la montagne au Mont d’Ore et passait ensuite deux semaines à la campagne à Challes dans une maison du bourg en location.

La guerre se déclencha le 2 septembre 1939. Quelques jours après, je me souviens que Monsieur “Salomon” vint un jour voir mon père pour lui dire que son camion américain, un Chevrolet tout neuf acheté en 1938, était réquisitionné par l’armée française et que cela était un handicap très important pour son commerce.

L’occupation arriva, certains décrets du gouvernement et de l’occupant, obligeaient les Israélites qui résidaient en France à porter l’étoile jaune ; la ségrégation naissait.

Printemps 42. Je me souviens un soir que Monsieur Salomon était venu faire souder une pièce à mon père. La soudure terminée, ils se mirent à parler politique comme très souvent. Mon père aimait beaucoup cela ; ils discutèrent de la situation et mon père lui dit    : Salomon, tu devrais réfléchir à la situation, il faudrait peut-être penser à vous cacher à la campagne ou ailleurs du moins à faire partir les enfants. Mon père ajouta que les Américains n’étaient pas encore prêts d’arriver, mais Monsieur Salomon pensait qu’ils viendraient rapidement tenant compte de la situation. Mon père lui répondit qu’ils feraient comme à l’autre guerre, qu’ils arriveraient quand les Allemands seraient épuisés par les Russes, c’est-à-dire environ trois ans.

Monsieur Salomon dit que sa femme ne voulait pas se séparer de ses enfants. S’il n’y avait que lui, il ne l’aurait pas vivant mais avec les enfants et sa femme, qui n’était pas très solide, il ne pouvait rien faire que de rester avec eux jusqu’au bout.

Mon père insista et lui proposa de parler avec un ami, ancien commerçant en retraite qui habitait boulevard Anatole France au Mans et de les cacher à la campagne dans un lieu sûr, qu’il avait en sud Sarthe.

Le 16 juillet 1942, je suis allé à 14h30 au cinéma Rex à Pont-Lieue avec Jacques Suganas et un camarade du quartier voir le film avec Fernandel “Fric-Frac”. Après le film, nous sommes rentrés à pied à la maison au Pâtis St Lazare. Nous avons mangé une tartine et continué de discuter du film et de choses et d’autres. Vers 19h30, Jacques est rentré chez lui ce soir-là, sans précipitation : était-ce un pressentiment ... ?

A 20 h, mon père qui fermait son magasin cria : Venez vite, ils viennent chercher les Suganas. Devant chez eux stationnaient trois voitures (deux citroëns et une Celta-quatre Renault). Tous les voisins autour du Pâtis étaient sur le pas de leur porte et parlaient de cette arrestation : les uns d’un contrôle d’identité, les autres d’une réquisition pour un travail en usine.

Mon père ne disait presque rien, ce qui n’était pas son habitude ... mais il me dit gravement : j’ai grand peur que cela soit très grave pour eux ... les malheureux.

Au bout de trois quart d’heure environ, les policiers français et civils sortirent de la maison par la porte du couloir et tous montèrent dans les voitures. Nous étions toujours sur le pas de la porte. Mon père et moi nous nous sommes avancés au bord du trottoir au maximum lorsque les voitures ont démarré pour les voir passer : dans la Renault encadrée par les autres voitures, à l’arrière se tenaient sur la droite Monsieur Suganas, Jacques et Michel, ses fils. En passant à notre hauteur, ils nous regardèrent profondément et me voyant, Jacques souleva légèrement la main, le tout en quelques secondes inoubliables.

Ils furent emmenés au camp de Mulsanne, y restèrent un ou deux jours et disparurent sans jamais donner de nouvelles. Aussitôt, mon père et les femmes allèrent rejoindre Madame Suganas qui était en pleurs avec Hélène et Jeannette.

Quelques jours après, Madame Suganas vint à la maison, très déprimée et mon père lui renouvela sa proposition de les faire fuir à la campagne. Elle ne voulut pas pour ne pas  provoquer de représailles à “ses chers” et elle nous raconta l’arrestation qui venait de se produire et voici ce qu’elle dit : “Ce sont des policiers français en uniforme, un chauffeur de la Feldgendarmerie en uniforme de troupe allemande et des civils, sans doute des hommes de la gestapo, lesquels dirent devant ses deux fils “très bon travail”, qu’ils prennent une valise avec des vêtements chauds. Elle espérait que c’était pour travailler en France au pis en Allemagne”.

Madame Suganas fut elle-même arrêtée début octobre avec ses deux filles Hélène et Jeannette. La petite dernière, dans un geste désespéré se jeta sous les roues de la voiture pour ne pas partir.

Je n’ai pas assisté à l’arrestation de Mme Suganas et de ses deux filles, ayant été transporté d’urgence à la clinique St Côme pour une péritonite le 5 octobre 1942 et ne devant en revenir qu’un mois plus tard.

Elles restèrent à Drancy quelques temps, nous ne reçûmes d’elles qu’une seule lettre datée du 21 octobre 1942 :

Chère Madame et Monsieur Audinot,

On s’adresse à vous, chers amis, car nous sommes certains que vous ferez votre possible pour satisfaire à notre demande. Nous sommes depuis dimanche ici et nous avons le droit d’écrire une lettre par semaine et recevoir un colis de 3 kilos par semaine. Ce qui nous manque le plus ici c’est le pain. Vous seriez bien (mot illisible) de nous envoyer du pain, des biscottes, du beurre frais, du fromage, du sucre. Nous espérons que vous nous ferez ça aussitôt que vous aurez reçu la lettre et nous vous remerçions beaucoup d’avance. Madame Audinot je vous demande si possible de nous envoyer du coton blanc à repriser et du coton beige pour les bas. Vous pouvez demander à Madame Sorlin, elle aura, je l’espère la gentillesse de nous rendre ce petit service. En même temps je leur souhaite bien le bonjour. Chère Madame Audinot, j’ai besoin aussi pour la constipation des comprimés de Boldo-lasine que vous achèterez chez le pharmacien, en même temps vous achèterez un tube de vaseline gaménolée. On espère que vous êtes tous en bonne santé. Nous on se porte assez bien à part moi, avec ma faible santé. Au revoir chers amis. Vous allez souhaiter le bonjour à tous les voisins et à Madame Audinot, votre mère. Hélène et Jeannette vous envoient beaucoup de baisers. Merci beaucoup d’avance.
Votre amie, Mme Salomon

Mes parents envoyèrent deux colis séparés, car mon père dit qu’il fallait procéder de cette façon pour avoir la chance qu’ils puissent en recevoir un ... et il fit recouvrir le papier d’emballage d’une toile de jute cousue pour éviter les vols et voir s’il n’avait pas été ouvert...

Quelques jours après l’expédition, nous reçûmes l’ordre sur un simple papier de ne plus rien envoyer pour cause de départ pour une destination inconnue... La police allemande passa à notre domicile et posa des questions à mes parents sur nos relations avec les Suganas. ...”.

De la gare au domicile de Claude Audinot, le trajet a été rapide. Lorsque la porte du séjour s’ouvre, je fais face à la cheminée sur laquelle je découvre une ménorah.

“C’était mon copain, c’était mon ami, un soir il est parti. J’ai tenu ma promesse, je ne veux pas qu’il soit oublié. Adieu mon ami.

Lettre manuscrite de Madame Simone Veil





J'ai été aux anges de recevoir ce message de la part de cette grande dame, peu de temps après la parution de mon livre Mosaïque ou reconstitution d'une mémoire.

"Je vous suis très reconnaissante de m’avoir faire parvenir “Mosaïque” et vous en remercie infiniment. Je l’ai lu d’un trait le jour même où je l’ai reçu et si j’ai tardé à vous faire part de mes sentiments, c’est parce que j’ai été absente de Paris.

J’ai été particulièrement touchée par votre démarche originale de “reconstitution d’une mémoire” qui permet d’aller bien au delà qu’un simple récit biographique.

Oserai-je dire que le choix et la qualité des photos confèrent à votre livre un caractère précieux qui renforce l’émotion suscitée par l’évocation de vos proches et des lieux où ils ont vécu.

Au moment où nous sommes si préoccupés de la transmission de la mémoire, il me paraît que cet ouvrage exceptionnel soit largement diffusé. Pour ma part je m’apprête à le faire autour de moi, en regrettant que sa publication soit si discrète. Je constate une fois de plus combien il est difficile de rencontrer un véritable intérêt pour ces questions douloureuses qui devraient faire partie de notre histoire."
Simone Veil

Mémoire et ferveur

Cahiers Bernard Lazare - Janvier 2000

Quatre camps sont inscrits au voyage : Auschwitz I, Birkenau, Maïdanek, Treblinka. Oui, ceux du Kaddish. Lectures, films, récits. On sait dit-on, mais ce n’est que sur place que l’on peut mesurer l’ampleur de l’irrecevable, de l’innommable, de l’inacceptable. La veille, nous nous étions rendus à Auschwitz I, le musée. Là, l’horreur est montrée en vitrine : cheveux, lunettes, prothèses, effets personnels. Et on se surprend  à essayer de lire les noms sur les valises dans l’espoir de retrouver une preuve tangible d’un disparu. Il y a le block 11, celui de la mort, il y a le block 10, celui des expériences du Dr. Mengele, qui avait désigné le Dr Miklos Nyiszli, déporté, médecin-chef des crématoriums d’Auschwitz pour rédiger les procès-verbaux de dissection, qui étaient directement envoyés à Berlin-Dahlem, à l’attention d’un des organismes médicaux les plus qualifiés du monde. Il neige en tourbillon, ce matin là sur Auschwitz I. Le vent est  âpre. Le lendemain, trois kilomètres plus loin,  - Birkenau - A Birkenau, on réalise. Nous sommes en condition 0° peut-être moins 2°. Eux avaient jusqu’à moins 10/20°. 


La neige a refait son apparition pour nous accompagner et mieux nous faire comprendre. Un vent glacé souffle sur le plateau de Haute-Silésie, grand désert blanc. Personne. La silhouette de cette tour et les rails, que tout le monde a vu sur les photos et dans le film Shoah de Claude Lanzmann, nous y sommes. C’est terrible. Du haut du mirador central, on domine la situation d’où l’on aperçoit les baraques minuscules alignées comme des miniatures, la rampe où descendaient les déportés puis, à quelques mètres, les crématoires. On comprend tout de l’organisation et de l’efficacité du système. Vue accablante.  Les écuries-dortoirs en terre battue, les latrines. Tout est là. Marche pour arriver au bord d’un petit étang, autrefois marais, où on jetait les cendres des déportés. Jacques porte-drapeau de l’Amicale des déportés d’Auschwitz et des camps de Haute-Silésie avec ses compagnons, Albert et Maxime, mettent à l’eau une gerbe à la mémoire des disparus et demandent une minute de silence.

C’est grâce au modeste mais efficace entrefilet de l’Amicale des déportés d’Auschwitz et des camps de Haute-Silésie dans différents journaux de province et le Monde, que la majorité des participants s’est “précipitée” pour se rendre sur les sites du plus grand crime contre l’humanité, où tous voulaient aller depuis longtemps. Plus de 60 participants, venus de régions différentes : Bretagne, Lorraine, Drôme ..  - dont le quart seulement est juif - Ages et milieux variés, mais unis dans un bouquet de ferveur au milieu duquel se trouvent deux jeunes maghrébins, Fayçal et Nabil, de 17 et 20 ans, en provenance de Valence - l’âge des trois déportés, qui encadrent le groupe lorsqu’ils furent envoyés à Auschwitz.

Pourquoi ce voyage ? De multiples raisons, mais la volonté d’effectuer cette démarche en dit beaucoup sur l’impact qu’a laissé sur chacun la seconde guerre mondiale. Luce, professeur d’histoire, dont l’adolescence a subi un choc par la violation de son journal intime, s’est identifiée à Anne Frank. Françoise, médecin psychiatre à l’hôpital Rothschild a fait ce voyage à cause ou grâce à ses patients, qui lui parlent de l’incommunicabilité de la Shoah. Il y a aussi Suzanne, juive, qui se culpabilisait d’aller en Pologne à cause de l’antisémitisme et  de sa haine des polonais. Elle sent aujourd’hui enfin, qu’elle l’a dépassée. Il y a ce monsieur respectable, peu loquace, à l’écoute de tout ce qui se dit, passionné par cette époque. Ce chauffeur routier, qui a entendu en 1965 une émission sur les juifs et qui n’en avait jamais rencontré. Il y a René, ancien résistant, déporté qui n’a rien oublié, ni non plus du russe, de l’allemand du polonais, qui est venu pour accompagner la Collectivité Pédagogique de Die, avec ses jeunes de Vercheny. Il tourne en rond. Comment ai-je pu survivre ! ... Aujourd’hui je ne le pourrai pas. C’est un homme de conviction. Son tableau d’honneur est sa conduite de vie. 


Il y a tonton et ses deux neveux : Guillaume, tout en nerfs et Emmanuel tout amour, un ange parmi nous tous, la tolérance, l’écoute, le questionnement ; c’est notre cœur. Tonton Edmond l’humour, la dérision, la réplique. Ces trois là nous remuent et nous font bouger de l’intérieur. Avec Jacques, Albert et Maxime, ils ont été, à leur insu, les détonateurs du travail du groupe. Faycal et Nabil, ont en charge une association dans un quartier défavorisé de Valence. Ils sont venus pour constater jusqu’où l’intolérance pouvait amener. Tout le monde se côtoie pendant six jours au milieu de tous ses problèmes, petits et grands, ses manies, sa rigidité, son monde, sa culture et cela fonctionne très bien ; à tel point que la veille du départ une réunion est improvisée pour faire le point.

C’est le pasteur qui commence, il n’en peut plus, il faut qu’il décharge son trop plein d’émotion. A travers toutes les étapes, on l’a vu l’œil brillant, peu loquace, faisant taire ses sentiments. Ce soir, il demande tout simplement pardon au nom des religions qui ont laissé faire ces crimes contre l’humanité. Dorénavant, il va organiser un voyage annuel dans les camps. Les révisionnistes n’auront qu’à bien se tenir - N’est-ce pas ce travail de la société civile qui est le meilleur -. Il est lent mais sûr, et se propage comme une toile d’araignée - Emmanuel dit son amour de tous à tous. Denise raconte son étonnement et son émotion lorsqu’elle s’est aperçue qu’il y a une majorité non juive et leur dit combien elle est sensible à leur intérêt. Un autre participant lui répond et avoue avoir appréhendé ce voyage, n’ayant pas l’habitude d’évoluer en  milieu juif, il est heureux de l’avoir effectué. 


Luce bouleversée dit avec fermeté qu’il faut arrêter de désigner l’autre comme responsable, que le mal est en chacun de nous, au plus profond de notre âme et qu’il nous incombe de transformer les forces du mal en ouverture, en forces créatives pour s’ouvrir à la souffrance de l’autre. Que la Shoah dans son horreur est unique car c’est la première fois dans l’histoire de la création du monde - avec les Arméniens et les tziganes - que l’on décide qu’une partie de l’humanité n’a pas le droit de vivre. Nabil se lève et recueilli dit combien Treblinka l’a marqué, justement parce qu’il ne restait RIEN. J’ai regardé le ciel, j’ai regardé la beauté des arbres, comment cela a-t-il pu se produire. A sa suite, Fayçal déclare que ce voyage qu’il craignait lui a appris beaucoup et annonce que dorénavant son association effectuera un voyage annuel en Pologne, dans les camps de d’extermination.

Nous remontons vers le nord-ouest et nous dirigeons sur Maïdanek aux portes de Lublin. Les Nazis n’ont pas eu le temps de détruire les chambres à gaz et les fours crématoires, qui sont restés en l’état, pris de cours par les Soviétiques. C’est le camp le plus primitif me dit Albert, c’est un camp terrible où le vent de la plaine de Russie souffle sans discontinuer. Cet endroit m’est tellement pénible, me confie t-il, qu’il m’est arrivé d’avoir une colique d’un mois à mon retour. De jeunes israéliens, sont là drapeaux en fête. Le guide polonais me dit qu’il est dommage qu’il n’y ait pas d’échange avec de jeunes polonais. Oui, c’est dommage.

Des forêts de conifères et de bouleaux, fantômes immobiles blanchies de neige, défilent devant nos yeux avant d’arriver à Treblinka situé à 100 km au nord-est de Varsovie. Isolé en pleine campagne au milieu des forêts, il ne reste rien. Des monuments commémoratifs ont été érigés. Un haut-parleur diffuse l’histoire du camp de Treblinka, usine de mort, qui a fonctionné jusqu’en 1943, sa révolte. Début de la fin pour les Nazis. Debout, chacun dans son coin écoute, face aux arbres, en se tournant le dos, ou bien le regard à terre. La terre est la même, les arbres aussi. Puis nous prenons le chemin qu’eux prirent. Jacques s’approche de moi et me confie très doucement, n’oublie que tu marches sur des morts. Partout dans les camps nous avons marché sur les morts. De nombreux blocs de granit jalonnent le chemin, comme ces rails. 


On arrive à l’impressionnant cimetière qui brave le temps, face à l’immensité du ciel - des pierres qui parlent avec les noms gravés des localités d’où venaient les déportés. L’Union Soviétique englobe à elle seule presque tous les pays satellites d’alors. Je n’ai pas trouvé Minsk, Vilna, Alyté ou Kovno. Mais ils sont tous là nos morts dans nos cœurs. Au pied de l’énorme ménora, qui se dresse sur le monumental bloc de pierre reposent des fleurs fraîches, et des  bougies que l’on a allumé à la mémoire des morts. On en allume d’autres, et Albert, notre pied noir venu de Marseille, récite le Kaddish et me demande les noms. Qui veut mesurer l’ampleur du désastre, doit se rendre à Birkenau et Treblinka - s’il le peut - là, il comprendra.

Varsovie, c’est le ghetto avec les monuments/points de repère de la bouche d’égout d’où s’évadèrent miraculeusement quelques-uns, au monticule/ lieu de réunion secrète où se fomenta l’insurrection. Ici le bâtiment de la Gestapo où furent consignés ceux en partance vers les camps ; là l’Umschlag Platz, point d’embarquement dans les trains.  Albert, Jacques et Maxime demandent à Fayçal et Nabil de déposer une gerbe devant le monument du ghetto. Une minute de silence. Albert récite le Kaddish et le Pasteur donne une bénédiction.

Ce qui était un voyage historico-culturel s’est transformé, à l’insu de tous, en un travail personnel dont chacun était plus ou moins conscient. Cette communauté d’êtres différents a rassemblé les ferveurs, les douleurs, et les espérances. Chacun s’est mesuré à lui-même, cherchant sa vérité profonde, mais surtout à l’unisson de l’autre.