Un homme de mémoire: Claude AUDINOT
Cahiers Bernard Lazare - Juillet-août 2001
Il croyait que nous étions tous morts. Lorsque je compose son numéro de téléphone, c’est sa femme qui me répond - Je lui demande alors prudemment si son mari est cardiaque. Je peux entrer en contact avec lui, l’ami de Jacques Suganas - Fin janvier 2001, nous sommes dans le TGV qui nous conduit au Mans où lui, Claude Audinot nous attend à la gare - Le dernier signe de vie des Suganas date du 21 octobre 1942, du camp de Drancy.
Mais laissons la parole à Claude Audinot.
“La famille Suganas se composait de Salomon, le père (origine russe), 52 ans, Cilie, la mère (lituanienne) 41 ans, Michel, Charles, le fils aîné, 17 ans, Jacques, Maurice (mon copain de jeux), 15 ans, Hélène, Louise, 13 ans et Jeanne la plus jeune 10 ans.
Par nos parents qui étaient à la fois voisins et en relations de commerce, nous sommes devenus camarades de jeux et amis depuis 1935. En-dehors de la scolarité, nous étions très souvent ensemble, soit sur la place du Pâtis St Lazare, notre terrain de jeux, soit souvent chez eux, car ils possèdaient une très grande cour, mais surtout des bâtiments très vastes pour le stockage des balles de papiers et chiffons et d’autres de stockage des peaux avec un étage et deux escaliers très agréables pour jouer au loup les jours de pluie. Aux beaux jours, nous allions dans le jardin assez vaste agrémenté d’un grand abri de jardin. Notre lieu de prédilection était le parc aux vieilles voitures et camions où nous passions des journées entières à jouer, en faisant ronfler les moteurs après des heures de mise en route, parfois, malheureusement sans résultat.
Le temps passait rapidement et nos parents étaient rassurés de nous savoir occupés et sous leur surveillance partielle. Souvent, vers 16 heures, Madame Suganas m’invitait, comme nous le disions à cette époque “au 4 heures”. Nous mangions des tartines de confiture ou de crème au chocolat avec des gâteaux secs.
Avant la guerre, au mois d’août, toute la famille faisait une promenade à Pornichet ou à la montagne au Mont d’Ore et passait ensuite deux semaines à la campagne à Challes dans une maison du bourg en location.
La guerre se déclencha le 2 septembre 1939. Quelques jours après, je me souviens que Monsieur “Salomon” vint un jour voir mon père pour lui dire que son camion américain, un Chevrolet tout neuf acheté en 1938, était réquisitionné par l’armée française et que cela était un handicap très important pour son commerce.
L’occupation arriva, certains décrets du gouvernement et de l’occupant, obligeaient les Israélites qui résidaient en France à porter l’étoile jaune ; la ségrégation naissait.
Printemps 42. Je me souviens un soir que Monsieur Salomon était venu faire souder une pièce à mon père. La soudure terminée, ils se mirent à parler politique comme très souvent. Mon père aimait beaucoup cela ; ils discutèrent de la situation et mon père lui dit : Salomon, tu devrais réfléchir à la situation, il faudrait peut-être penser à vous cacher à la campagne ou ailleurs du moins à faire partir les enfants. Mon père ajouta que les Américains n’étaient pas encore prêts d’arriver, mais Monsieur Salomon pensait qu’ils viendraient rapidement tenant compte de la situation. Mon père lui répondit qu’ils feraient comme à l’autre guerre, qu’ils arriveraient quand les Allemands seraient épuisés par les Russes, c’est-à-dire environ trois ans.
Monsieur Salomon dit que sa femme ne voulait pas se séparer de ses enfants. S’il n’y avait que lui, il ne l’aurait pas vivant mais avec les enfants et sa femme, qui n’était pas très solide, il ne pouvait rien faire que de rester avec eux jusqu’au bout.
Mon père insista et lui proposa de parler avec un ami, ancien commerçant en retraite qui habitait boulevard Anatole France au Mans et de les cacher à la campagne dans un lieu sûr, qu’il avait en sud Sarthe.
Le 16 juillet 1942, je suis allé à 14h30 au cinéma Rex à Pont-Lieue avec Jacques Suganas et un camarade du quartier voir le film avec Fernandel “Fric-Frac”. Après le film, nous sommes rentrés à pied à la maison au Pâtis St Lazare. Nous avons mangé une tartine et continué de discuter du film et de choses et d’autres. Vers 19h30, Jacques est rentré chez lui ce soir-là, sans précipitation : était-ce un pressentiment ... ?
A 20 h, mon père qui fermait son magasin cria : Venez vite, ils viennent chercher les Suganas. Devant chez eux stationnaient trois voitures (deux citroëns et une Celta-quatre Renault). Tous les voisins autour du Pâtis étaient sur le pas de leur porte et parlaient de cette arrestation : les uns d’un contrôle d’identité, les autres d’une réquisition pour un travail en usine.
Mon père ne disait presque rien, ce qui n’était pas son habitude ... mais il me dit gravement : j’ai grand peur que cela soit très grave pour eux ... les malheureux.
Au bout de trois quart d’heure environ, les policiers français et civils sortirent de la maison par la porte du couloir et tous montèrent dans les voitures. Nous étions toujours sur le pas de la porte. Mon père et moi nous nous sommes avancés au bord du trottoir au maximum lorsque les voitures ont démarré pour les voir passer : dans la Renault encadrée par les autres voitures, à l’arrière se tenaient sur la droite Monsieur Suganas, Jacques et Michel, ses fils. En passant à notre hauteur, ils nous regardèrent profondément et me voyant, Jacques souleva légèrement la main, le tout en quelques secondes inoubliables.
Ils furent emmenés au camp de Mulsanne, y restèrent un ou deux jours et disparurent sans jamais donner de nouvelles. Aussitôt, mon père et les femmes allèrent rejoindre Madame Suganas qui était en pleurs avec Hélène et Jeannette.
Quelques jours après, Madame Suganas vint à la maison, très déprimée et mon père lui renouvela sa proposition de les faire fuir à la campagne. Elle ne voulut pas pour ne pas provoquer de représailles à “ses chers” et elle nous raconta l’arrestation qui venait de se produire et voici ce qu’elle dit : “Ce sont des policiers français en uniforme, un chauffeur de la Feldgendarmerie en uniforme de troupe allemande et des civils, sans doute des hommes de la gestapo, lesquels dirent devant ses deux fils “très bon travail”, qu’ils prennent une valise avec des vêtements chauds. Elle espérait que c’était pour travailler en France au pis en Allemagne”.
Madame Suganas fut elle-même arrêtée début octobre avec ses deux filles Hélène et Jeannette. La petite dernière, dans un geste désespéré se jeta sous les roues de la voiture pour ne pas partir.
Je n’ai pas assisté à l’arrestation de Mme Suganas et de ses deux filles, ayant été transporté d’urgence à la clinique St Côme pour une péritonite le 5 octobre 1942 et ne devant en revenir qu’un mois plus tard.
Elles restèrent à Drancy quelques temps, nous ne reçûmes d’elles qu’une seule lettre datée du 21 octobre 1942 :
Chère Madame et Monsieur Audinot,
On s’adresse à vous, chers amis, car nous sommes certains que vous ferez votre possible pour satisfaire à notre demande. Nous sommes depuis dimanche ici et nous avons le droit d’écrire une lettre par semaine et recevoir un colis de 3 kilos par semaine. Ce qui nous manque le plus ici c’est le pain. Vous seriez bien (mot illisible) de nous envoyer du pain, des biscottes, du beurre frais, du fromage, du sucre. Nous espérons que vous nous ferez ça aussitôt que vous aurez reçu la lettre et nous vous remerçions beaucoup d’avance. Madame Audinot je vous demande si possible de nous envoyer du coton blanc à repriser et du coton beige pour les bas. Vous pouvez demander à Madame Sorlin, elle aura, je l’espère la gentillesse de nous rendre ce petit service. En même temps je leur souhaite bien le bonjour. Chère Madame Audinot, j’ai besoin aussi pour la constipation des comprimés de Boldo-lasine que vous achèterez chez le pharmacien, en même temps vous achèterez un tube de vaseline gaménolée. On espère que vous êtes tous en bonne santé. Nous on se porte assez bien à part moi, avec ma faible santé. Au revoir chers amis. Vous allez souhaiter le bonjour à tous les voisins et à Madame Audinot, votre mère. Hélène et Jeannette vous envoient beaucoup de baisers. Merci beaucoup d’avance.
Votre amie, Mme Salomon
Mes parents envoyèrent deux colis séparés, car mon père dit qu’il fallait procéder de cette façon pour avoir la chance qu’ils puissent en recevoir un ... et il fit recouvrir le papier d’emballage d’une toile de jute cousue pour éviter les vols et voir s’il n’avait pas été ouvert...
Quelques jours après l’expédition, nous reçûmes l’ordre sur un simple papier de ne plus rien envoyer pour cause de départ pour une destination inconnue... La police allemande passa à notre domicile et posa des questions à mes parents sur nos relations avec les Suganas. ...”.
De la gare au domicile de Claude Audinot, le trajet a été rapide. Lorsque la porte du séjour s’ouvre, je fais face à la cheminée sur laquelle je découvre une ménorah.
“C’était mon copain, c’était mon ami, un soir il est parti. J’ai tenu ma promesse, je ne veux pas qu’il soit oublié. Adieu mon ami.
Il croyait que nous étions tous morts. Lorsque je compose son numéro de téléphone, c’est sa femme qui me répond - Je lui demande alors prudemment si son mari est cardiaque. Je peux entrer en contact avec lui, l’ami de Jacques Suganas - Fin janvier 2001, nous sommes dans le TGV qui nous conduit au Mans où lui, Claude Audinot nous attend à la gare - Le dernier signe de vie des Suganas date du 21 octobre 1942, du camp de Drancy.
Mais laissons la parole à Claude Audinot.
“La famille Suganas se composait de Salomon, le père (origine russe), 52 ans, Cilie, la mère (lituanienne) 41 ans, Michel, Charles, le fils aîné, 17 ans, Jacques, Maurice (mon copain de jeux), 15 ans, Hélène, Louise, 13 ans et Jeanne la plus jeune 10 ans.
Par nos parents qui étaient à la fois voisins et en relations de commerce, nous sommes devenus camarades de jeux et amis depuis 1935. En-dehors de la scolarité, nous étions très souvent ensemble, soit sur la place du Pâtis St Lazare, notre terrain de jeux, soit souvent chez eux, car ils possèdaient une très grande cour, mais surtout des bâtiments très vastes pour le stockage des balles de papiers et chiffons et d’autres de stockage des peaux avec un étage et deux escaliers très agréables pour jouer au loup les jours de pluie. Aux beaux jours, nous allions dans le jardin assez vaste agrémenté d’un grand abri de jardin. Notre lieu de prédilection était le parc aux vieilles voitures et camions où nous passions des journées entières à jouer, en faisant ronfler les moteurs après des heures de mise en route, parfois, malheureusement sans résultat.
Le temps passait rapidement et nos parents étaient rassurés de nous savoir occupés et sous leur surveillance partielle. Souvent, vers 16 heures, Madame Suganas m’invitait, comme nous le disions à cette époque “au 4 heures”. Nous mangions des tartines de confiture ou de crème au chocolat avec des gâteaux secs.
Avant la guerre, au mois d’août, toute la famille faisait une promenade à Pornichet ou à la montagne au Mont d’Ore et passait ensuite deux semaines à la campagne à Challes dans une maison du bourg en location.
La guerre se déclencha le 2 septembre 1939. Quelques jours après, je me souviens que Monsieur “Salomon” vint un jour voir mon père pour lui dire que son camion américain, un Chevrolet tout neuf acheté en 1938, était réquisitionné par l’armée française et que cela était un handicap très important pour son commerce.
L’occupation arriva, certains décrets du gouvernement et de l’occupant, obligeaient les Israélites qui résidaient en France à porter l’étoile jaune ; la ségrégation naissait.
Printemps 42. Je me souviens un soir que Monsieur Salomon était venu faire souder une pièce à mon père. La soudure terminée, ils se mirent à parler politique comme très souvent. Mon père aimait beaucoup cela ; ils discutèrent de la situation et mon père lui dit : Salomon, tu devrais réfléchir à la situation, il faudrait peut-être penser à vous cacher à la campagne ou ailleurs du moins à faire partir les enfants. Mon père ajouta que les Américains n’étaient pas encore prêts d’arriver, mais Monsieur Salomon pensait qu’ils viendraient rapidement tenant compte de la situation. Mon père lui répondit qu’ils feraient comme à l’autre guerre, qu’ils arriveraient quand les Allemands seraient épuisés par les Russes, c’est-à-dire environ trois ans.
Monsieur Salomon dit que sa femme ne voulait pas se séparer de ses enfants. S’il n’y avait que lui, il ne l’aurait pas vivant mais avec les enfants et sa femme, qui n’était pas très solide, il ne pouvait rien faire que de rester avec eux jusqu’au bout.
Mon père insista et lui proposa de parler avec un ami, ancien commerçant en retraite qui habitait boulevard Anatole France au Mans et de les cacher à la campagne dans un lieu sûr, qu’il avait en sud Sarthe.
Le 16 juillet 1942, je suis allé à 14h30 au cinéma Rex à Pont-Lieue avec Jacques Suganas et un camarade du quartier voir le film avec Fernandel “Fric-Frac”. Après le film, nous sommes rentrés à pied à la maison au Pâtis St Lazare. Nous avons mangé une tartine et continué de discuter du film et de choses et d’autres. Vers 19h30, Jacques est rentré chez lui ce soir-là, sans précipitation : était-ce un pressentiment ... ?
A 20 h, mon père qui fermait son magasin cria : Venez vite, ils viennent chercher les Suganas. Devant chez eux stationnaient trois voitures (deux citroëns et une Celta-quatre Renault). Tous les voisins autour du Pâtis étaient sur le pas de leur porte et parlaient de cette arrestation : les uns d’un contrôle d’identité, les autres d’une réquisition pour un travail en usine.
Mon père ne disait presque rien, ce qui n’était pas son habitude ... mais il me dit gravement : j’ai grand peur que cela soit très grave pour eux ... les malheureux.
Au bout de trois quart d’heure environ, les policiers français et civils sortirent de la maison par la porte du couloir et tous montèrent dans les voitures. Nous étions toujours sur le pas de la porte. Mon père et moi nous nous sommes avancés au bord du trottoir au maximum lorsque les voitures ont démarré pour les voir passer : dans la Renault encadrée par les autres voitures, à l’arrière se tenaient sur la droite Monsieur Suganas, Jacques et Michel, ses fils. En passant à notre hauteur, ils nous regardèrent profondément et me voyant, Jacques souleva légèrement la main, le tout en quelques secondes inoubliables.
Ils furent emmenés au camp de Mulsanne, y restèrent un ou deux jours et disparurent sans jamais donner de nouvelles. Aussitôt, mon père et les femmes allèrent rejoindre Madame Suganas qui était en pleurs avec Hélène et Jeannette.
Quelques jours après, Madame Suganas vint à la maison, très déprimée et mon père lui renouvela sa proposition de les faire fuir à la campagne. Elle ne voulut pas pour ne pas provoquer de représailles à “ses chers” et elle nous raconta l’arrestation qui venait de se produire et voici ce qu’elle dit : “Ce sont des policiers français en uniforme, un chauffeur de la Feldgendarmerie en uniforme de troupe allemande et des civils, sans doute des hommes de la gestapo, lesquels dirent devant ses deux fils “très bon travail”, qu’ils prennent une valise avec des vêtements chauds. Elle espérait que c’était pour travailler en France au pis en Allemagne”.
Madame Suganas fut elle-même arrêtée début octobre avec ses deux filles Hélène et Jeannette. La petite dernière, dans un geste désespéré se jeta sous les roues de la voiture pour ne pas partir.
Je n’ai pas assisté à l’arrestation de Mme Suganas et de ses deux filles, ayant été transporté d’urgence à la clinique St Côme pour une péritonite le 5 octobre 1942 et ne devant en revenir qu’un mois plus tard.
Elles restèrent à Drancy quelques temps, nous ne reçûmes d’elles qu’une seule lettre datée du 21 octobre 1942 :
Chère Madame et Monsieur Audinot,
On s’adresse à vous, chers amis, car nous sommes certains que vous ferez votre possible pour satisfaire à notre demande. Nous sommes depuis dimanche ici et nous avons le droit d’écrire une lettre par semaine et recevoir un colis de 3 kilos par semaine. Ce qui nous manque le plus ici c’est le pain. Vous seriez bien (mot illisible) de nous envoyer du pain, des biscottes, du beurre frais, du fromage, du sucre. Nous espérons que vous nous ferez ça aussitôt que vous aurez reçu la lettre et nous vous remerçions beaucoup d’avance. Madame Audinot je vous demande si possible de nous envoyer du coton blanc à repriser et du coton beige pour les bas. Vous pouvez demander à Madame Sorlin, elle aura, je l’espère la gentillesse de nous rendre ce petit service. En même temps je leur souhaite bien le bonjour. Chère Madame Audinot, j’ai besoin aussi pour la constipation des comprimés de Boldo-lasine que vous achèterez chez le pharmacien, en même temps vous achèterez un tube de vaseline gaménolée. On espère que vous êtes tous en bonne santé. Nous on se porte assez bien à part moi, avec ma faible santé. Au revoir chers amis. Vous allez souhaiter le bonjour à tous les voisins et à Madame Audinot, votre mère. Hélène et Jeannette vous envoient beaucoup de baisers. Merci beaucoup d’avance.
Votre amie, Mme Salomon
Mes parents envoyèrent deux colis séparés, car mon père dit qu’il fallait procéder de cette façon pour avoir la chance qu’ils puissent en recevoir un ... et il fit recouvrir le papier d’emballage d’une toile de jute cousue pour éviter les vols et voir s’il n’avait pas été ouvert...
Quelques jours après l’expédition, nous reçûmes l’ordre sur un simple papier de ne plus rien envoyer pour cause de départ pour une destination inconnue... La police allemande passa à notre domicile et posa des questions à mes parents sur nos relations avec les Suganas. ...”.
De la gare au domicile de Claude Audinot, le trajet a été rapide. Lorsque la porte du séjour s’ouvre, je fais face à la cheminée sur laquelle je découvre une ménorah.
“C’était mon copain, c’était mon ami, un soir il est parti. J’ai tenu ma promesse, je ne veux pas qu’il soit oublié. Adieu mon ami.